Les regards inquiets des habitants de Bordj T'har restent tournés vers le mont Seddat où, dit-on, se réfugie un groupe terroriste affilié au Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) composé d'une trentaine de personnes, dont deux ayant rejoint les autres récemment. Les citoyens de cette commune située à environ 50 km de Jijel essayent tant bien que mal de renouer avec une vie normale après avoir longtemps vécu dans la terreur. Selon certains rencontrés sur place, les éléments de cette horde sanguinaire font des descentes pour uniquement s'approvisionner en vivres. Cette zone n'a pas été le théâtre d'attentats depuis longtemps, assure un officier de la Gendarmerie nationale. « La situation est normale à 80%. Un repenti est descendu du maquis il y a un mois », a-t-il affirmé avec un enthousiasme démesuré, mais le regard fuyant. La présence de l'Armée nationale populaire (ANP) - massive mais discrète - dénote toutefois que la région demeure une zone sensible. Au milieu des arbrisseaux et de la végétation verdoyante se tiennent debout des hommes aux tenues vert kaki. Quelquefois, on voit un engin militaire de la même couleur sillonner les pistes rocailleuses de Bordj T'har. « Ce n'est qu'une fois que les militaires lèveront leur campement qu'on pourra dire qu'il n'y a plus de danger », estime un cadre de la wilaya de Jijel. « Le pire est passé, mais le danger reste présent », assure, de son côté, le président de l'APC de Bordj T'har qui a échappé lui-même à une mort certaine en 2000 après avoir fait l'objet d'un attentat ayant coûté la vie à neuf personnes. Nichée à 850 m d'altitude, cette bourgade rurale est isolée. Pour l'atteindre, il faut parcourir un long chemin sinueux et difficile d'accès. L'hiver y est très rude au point de perturber la scolarité des enfants, surtout en temps de neige. Cette année, ils ont déserté les bancs de l'école pendant deux mois en raison de la neige abondante. Les quelque 6000 âmes qui vivent à Bordj T'har se nourrissent des maigres récoltes qu'ils obtiennent de leurs terres montagneuses. Comme les autres communes de la wilaya de Jijel où seules les villes de Jijel, El Milia et Taher sont raccordées au gaz de ville, Bordj T'har est toujours privée de cette commodité. Ici, on achète la bonbonne de gaz à raison de 250 DA l'unité. La bonbonne vide est cédée entre 1000 et 1300 DA. Des dépenses qui paraissent à la portée de tous, mais en réalité, pour ces familles aux revenus dérisoires, cela coûte excessivement cher. L'autre plaie, le chômage « Plusieurs pères de famille travaillent dans le cadre du filet social ou du dispositif de l'emploi de jeunes. Ils perçoivent des salaires mensuels qui varient entre 2300 et 3000 DA », signale Chafia Bouldjmar, à peine la trentaine et qui a créé une association dénommée Les Horizons de la femme rurale. Des horizons bien sombres. Selon elle, la situation de la femme à Bordj T'har n'est guère reluisante. « Nous vivons comme au Moyen Age. Nos maisons sont en toub. Nous cuisinons sur un feu de bois. Nous nettoyons le sol avec des balais fabriqués à base de plantes que nous ramassons dans la forêt. Il n'y a aucun lieu de loisir pour les jeunes. Le taux d'analphabétisme dépasse les 60% », lâchera-t-elle comme le ferait quelqu'un qui en a gros sur le cœur. Son association, qui compte une centaine de membres, tente de combattre l'analphabétisme de la population - notamment féminine - en dispensant des cours. Trois salles ont été mises à leur disposition. Pour l'instant, une soixantaine de femmes y sont inscrites. Reste que cette association dispose de moyens rudimentaires. Pour y remédier, Chafia affirme avoir « déposé des dossiers à la direction de l'action sociale, à la direction de la culture et à l'Assemblée populaire de wilaya », en vain. Ce bout de femme au corps frêle et aux grands yeux verts ne perd pas pour autant espoir et ambitionne de changer le quotidien sur fond de dénuement et de précarité de ses concitoyens de Bordj T'har. Ces derniers ont failli se résigner au désespoir avec les événements sanglants de la décennie rouge. Les groupes terroristes armés ne se sont pas seulement contentés de tuer et violer. Ils ont tout réduit en cendres dans leur folie destructrice. Ecoles, centres de santé, centre de formation professionnelle et autres infrastructures ont été saccagés par les terroristes qui agissaient en territoire conquis. Le combat mené par les forces de sécurité a été long et ardu pour qu'un semblant de paix se fasse sentir dans cette région difficile d'accès et désespérément enclavée. Les semeurs de mort et de désolation ont été poussés jusqu'à leurs derniers retranchements. Bordj T'har était classée zone rouge quand l'Association nationale femme et développement rural (ANFEDR) l'a choisie afin de bénéficier de projets d'ordre social et humanitaire. Sa présidente, Mme Baya Zitoune, arborait un large sourire et semblait particulièrement satisfaite et fière du travail accompli par son association avec le concours financier de la Commission européenne. Il a fallu cinq ans et des efforts pour que le projet soit mené à son terme. Pour ce faire, les membres de l'association chargés du suivi ont connu bien des péripéties. Ils se sont déplacés à Bordj T'har au moment où nul n'osait montrer le bout de son nez dans cette région de peur de subir le sort des milliers de victimes du terrorisme.