La paix peut-elle se construire sans justice et sans vérité ? Les mesures annoncées, hier, par le chef de l'Etat, Abdelaziz Bouteflika, qui a déclaré que « nous devons tirer les enseignements de l'immense tragédie nationale que nous venons de vivre », semblent difficilement solubles dans un processus de paix juste et équitable. Le Président l'a précisé : ces mesures, dont devraient bénéficier des membres des groupes armés, s'inscrivent dans la continuité de la concorde civile, loi promulguée en 2000 et dont les résultats ont été qualifiés, hier, par le chef de l'Etat de « positifs ». Or, à l'heure actuelle, l'opinion publique ignore le nombre des éléments de groupes armés qui ont quitté le maquis, leur arsenal et le montant des butins financiers récupérés. Un black-out total couvre lourdement l'action des commissions de probation relevant du ministère de la Justice, drivé alors par Ahmed Ouyahia, actuel chef du gouvernement. Commissions qui devaient traiter, sur le plan judiciaire, l'opération de reddition des éléments des groupes armés. En l'absence de bilans clairs et d'enquêtes, comment peut-on alors projeter de renouveler l'expérience et le risque de passer l'éponge sur des actes terroristes en conjecturant que les éléments concernés ne soient pas impliqués dans des massacres collectifs, des viols ou des attentats à l'explosif dans des lieux publics ? Et les crimes individuels ? Autre question : avec cette opacité ambiante, n'y a-t-il pas le risque de voir absoudre des auteurs de crimes contre l'humanité ? Crimes imprescriptibles selon le droit international. Il est également biaisé de vouloir poursuivre le processus de « réconciliation nationale », alors que l'une de ses premières étapes, la « grâce amnistiante », qui a couvert les accords ANP-AIS, restés secrets, demeure sans bilan officiel et vérifiable. « Grâce amnistiante », mesure légalement hybride, promulguée par décret présidentiel 2000-03 du 10 janvier 2000 en contradiction avec la Constitution. La Loi fondamentale ne prévoit que le droit de grâce qui relève du pouvoir réglementaire du chef de l'Etat et l'amnistie qui relève des prérogatives du Parlement. Contradiction couverte par le président du Conseil constitutionnel de l'époque, Saïd Bouchaïr, qui vient d'être désigné, par décret présidentiel daté du 19 juillet 2005, conseiller juridique à la Présidence. Peut-on construire un processus de réconciliation sur un édifice aussi frêle ? Indemnisations Concernant le dossier des disparitions forcées, le chef de l'Etat a placé cette question sous la triptyque de « responsabilité de l'Etat », c'est-à-dire que l'Etat est responsable et non coupable des 6142 disparitions reconnues officiellement, de la « dignité » et de la « réparation », c'est-à-dire exactement ce que craignaient les familles concernées : un contournement de leur revendication de vérité et de justice par le biais des indemnisations pécuniaires. Là aussi, en l'absence de vérité et de justice, l'impunité reste renforcée. La démarche annoncée par le Président se veut « démocratique ». Le chef de l'Etat a pourtant choisi, hier, de convoquer les Algériens pour participer au référendum sur le « projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale », prévu le 29 septembre prochain, non pas en se présentant devant les députés représentants du peuple, mais plutôt devant les cadres de la nation, les hauts fonctionnaires de l'Etat. Le président de la République propose un mois et demi de diffusion et d'« explications » de la charte, alors que l'idée d'élargir le processus de « réconciliation nationale » habite ses déclarations depuis au moins son discours d'investiture du 19 avril 2004. Y aura-t-il débat ? Le verrouillage des médias lourds et le maintien de l'état d'urgence liberticide rendent difficile toute affirmation. Démarche démocratique ? Les contradicteurs du projet présidentiel annoncé hier ont été condamnés a priori par le premier magistrat du pays : « Des voix connues ne manqueront pas de s'élever pour tenter de s'opposer à cette attente populaire légitime, à notre désir profond de paix, à notre quête de réconciliation nationale (...). Ces voix seront sans aucun doute les mêmes que celles qui, à l'intérieur et à l'extérieur, ont assisté hier silencieuses aux horribles tueries qui nous ont frappés dans notre chair et dans notre âme. »