Peut-on pardonner l'impardonnable ? Peut-on accorder le pardon à ceux qui ne le demandent pas ? Peut-on édifier la paix et la « réconciliation » sur le sol de l'impunité ? Ces questions, perplexes entre toutes, surgissent quasi immanquablement à la sortie de chaque situation de conflit intérieur ou de guerre civile. Travaillées par de sourdes tensions, elles enferment des dilemmes moraux particulièrement difficiles à résoudre : la profondeur du mal et la hauteur du pardon ; le besoin de la paix et l'impératif de la justice ; l'imputabilité et la culpabilité. De l'Allemagne post-nazie à l'Afrique du Sud post-apartheid, en passant par l'Argentine de l'après-dictature militaire, les réponses apportées de parts et d'autres de cette « géopolitique du pardon » à ces interrogations inquiètes oscillent entre la justice et l'impunité. Les adeptes du culte du spécifique peuvent toujours imputer ces différences de traitement juridique aux « traditions » irréductibles propres à chaque « aire culturelle »... Qu'il se rapproche cependant d'un bord du spectre judiciaire ou d'un autre, le traitement « philosophique » arrêté pour régler cette question traduit inévitablement en son creux les valeurs éthiques consacrées dans une communauté politique, le mode de gouvernement en cours dans un système politique. Maintes fois posée au cours du XXe siècle, la question grave du pardon représente à non pas douter un véritable défi à la philosophie (politique). Jacques Derrida a consacré une réflexion pénétrante à cette problématique. Interpellé au soir de sa vie par la multiplication des scènes de repentir au cours des dernières années, il écrit : « A chaque fois que le pardon est au service d'une finalité, fût-elle noble et spirituelle (rachat ou rédemption, réconciliation, salut), à chaque fois qu'il tend à rétablir une normalité (sociale, nationale, politique, psychologique) par un travail du deuil, par quelque thérapie ou écologie de mémoire, alors le ‘pardon' n'est pas pur - ni son concept. » Et le maître de la « déconstruction » de remonter au cœur philosophique du problème : « On ne peut ou ne devrait pardonner, il n'y a de pardon, s'il y en a, que là où il y a de l'impardonnable. » ! Toute la problématique du pardon découle de là, de cette « disproportion » pascalienne entre la « profondeur de la faute » et la « hauteur du pardon ». « Le pardon - ajoute le philosophe - n'est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l'épreuve de l'impossible. » C'est précisément cet impossible qu'il faut s'employer à circonscrire : peut-il y avoir pardon sans formulation de l'aveu de la part des coupables de crimes (massacres, assassinats, tortures, etc.) ? L'avers de cette interrogation est bien plus troublant encore : est-ce seule la victime qui est habilitée à accorder le pardon, s'interroge Paul Ricœur dans La mémoire, l'histoire, l'oubli ? La logique qui a présidé à l'accouchement de la « charte pour la paix et la réconciliation nationale », si elle ne décrète pas l'amnistie générale n'en consacre pas moins une assez large impunité, tant il est vrai qu'elle accorde le pardon sans conditionnalité éthique de l'aveu. Au demeurant, elle fait l'impasse, « équilibres nationaux » obligent, sur la question décisive de l'ordre politique établi ; elle ne consacre à cet égard ni procès judiciaire ni jugement historique : elle ne libère ni le juge ni l'historien. Cette démarche bigarrée est aux antipodes de la philosophie libérale du pardon. A l'inverse de la logique duale de l'impunité et de l'évitement, la « thérapie libérale » du pardon défend en effet une idée foncièrement anti-populiste, celle de « la solidarité par le dissensus civil ». La démarche repose sur la vertu pédagogique de la « délibération publique » ; à ce titre, elle fut mise à l'honneur par la vénérable commission « Vérité et Réconciliation ». Attachée à ce principe philosophique qui se trouve au fondement de toute société libérale, la commission civile sud-africaine a ainsi permis d'ouvrir, sur plus de deux ans, un espace de visibilité publique au récit thérapeutique des souffrances endurées par les victimes sous le régime de l'apartheid. Les longues auditions des victimes et de leurs bourreaux devant témoins et acteurs de la société civile a permis l'exercice, de vivo, d'un travail public de deuil et de mémoire. La commission installée par Nelson Mandela a consacré une autre grande idée philosophique, celle qu'a longuement développée Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne : « délier l'agent de son acte », autrement dit « pardonner au coupable tout en condamnant son acte ». Fort de cette philosophie indivisément libérale et humaniste, la commission « Vérité et Réconciliation » est allée au-delà de la logique du crime et du châtiment, donnant naissance à un principe novateur à tous les égards, celui de l'« amnistie individuelle et conditionnelle ». Désormais, l'immunité ne se donne plus, elle se mérite en échange de la reconnaissance publique des crimes par leurs auteurs et du respect, par ces derniers, des nouvelles règles démocratiques. Ce travail public de deuil a procuré aux victimes une compensation sinon politique, à tout le moins morale. Il a surtout été le moment libéral d'une re-fondation démocratique de la nation sud-africaine...