Le calvaire des artistes qui vivent incompris dans un pays sous-développé, et de subir l'ignorance, non pas du commun des mortels, mais celle des autorités politiques et, malheur à celui qui a un talent dans quelque domaine que ce soit. Beaucoup d'artistes, écrivains et autres cerveaux scientifiques, s'ils n'ont pas fui l'Algérie, sont morts dans l'anonymat. De ces personnages, Batna s'enorgueillit de son grand enfant Mohamed Demagh cet homme de 75 ans, rencontré en ce caniculaire en août dernier, alerte et vif et qui nous invita à son atelier pour nous entretenir sur la vie. « Je n'ai pas d'âge, j'ai 8 enfants, je donne la vie. Croyant, je remercie Dieu pour la vie et le bon sens. Je ne fume pas. Je fume mes copeaux de bois. Je ne me soûle pas, la vie me soûle, je suis écolo. Les femmes sont belles. Chaque instant, on grandit. Je n'ai pas peur de la mort. Elle existe grâce à la vie, sinon elle restera veuve. » C'est le résumé du concept vie chez ce poète de la forme, le loup blanc de Batna comme préfèrent l'appeler les journalistes. C'est l'ami de Kateb Yacine, d'Issiakhem... Interrogé sur le secret de sa forme, Demagh révèle que, chaque matin à l'aube, il entame une marche sur les monts qui entourent Batna. « 30 km/jour à pied », dit-il fièrement. Fils d'instituteur, Demagh est né le 30 juillet 1930, la veille du centenaire de l'occupation française. L'école ne l'a gardé que 3 ans ; celle de la vie a fait le reste. A l'école technique de Hussein Dey (Alger), il a appris la menuiserie. Elève appelé à l'école de contre guerilla où il lui est promis le grade de sous-lieutenant, Demagh, refusant l'Indochine, sera sergent en Algérie. Ancien maquisard de l'ALN, Demagh survivra avec le défunt Boudiaf, le 24 juin 1956 dans les Aurès, à un bombardement de l'aviation française où 35 djounoud ont péri. Traumatisé, Demagh n'aura plus d'autre rapport au monde que de caresser la vie, d'écouter ses pulsations, de chanter la vie et la faire renaître de ses mains à partir des branches d'arbre où la sève a cessé de couler. Les yeux de l'apprenti artiste, comme il se plaît à se qualifier, se perdent par moments vers l'azur, alors qu'il murmure : « La vie... tout vit... tout se meut... tout bouge. La vie dans sa forme expressive la plus simple. » Dans son atelier, son univers à lui, où tout est pêle-mêle, Demagh exhibe un vieux registre manuscrit de compliments de hautes personnalités, d'artistes du monde entier. De son univers sortent des dizaines de travaux, devenu un lieu d'exposition permanente. De jour comme de nuit, le sculpteur incompris s'acharne sur une courbe, l'élancement d'une forme... Il crée l'œuvre. Sa première œuvre le confrontant au public remonte à 1966 lors de la semaine culturelle organisée par le quotidien francophone de l'époque An Nasr. En 1964, la RTA lui consacre un film. En 2000, le cinéaste batnéen Abderazak Hellal, qui a pu capter, outre la grandeur bien établie du sculpteur, l'aura de sensibilité et d'humanisme de l'artiste. Demagh, homme multiple, dans ses allures d'artiste ne sait jouer ni le maudit ni le dandy, parce que, trop vrai, il dicte au bois qu'il sculpte les données essentielles d'être homme devant la cruauté des hommes. Ce bois ramassé dans le massif aurésien. « Ce musée de la mort à l'image de ces buildings d'Hirochima au Japon qui, calcinés, se dressent encore en souvenir d'une certaine bombe », murmure l'artiste, se rappelant lui aussi de pierres ramassées à Reggane (Algérie), sinistre lieu de la première expérience atomique française en Algérie. Ainsi donc, le maquisard, qui a survécu à l'horreur de la guerre, pratique son art avec un sens du sacrifice, voire de la mortification. Il est devenu otage d'une passion qui ne fait pas vivre son homme. Cependant, il continue ses voyages, ses démarches, ses soliloques et il sait qu'il n'est écouté que d'une oreille, lui qui a formé d'autres sculpteurs à Batna. Ses amis comparent sa sculpture à celle d'Henry Moore. « Demagh pratique l'art des catastrophes », explique un critique d'art à Batna, ajoutant que « dans cet art se retrouveraient aisément le mathématicien René Thom, père des mathématique de la catastrophe et le peintre Salvador Dali ». En 2002, Demagh réalise en hommage aux victimes du 11 septembre une œuvre faite à partir de débris d'une bombe datant des années de la guerre de Libération nationale. Un morceau de fer parachuté par les Français au-dessus des Aurès. « Je veux exprimer, dit-il, ma sympathie et ma compassion aux victimes du 11 septembre 2001 et leur dire que les Algériens appréhendent l'horreur des guerres. » A partir d'objets insignifiants, l'artiste réalise du surprenant, d'où sa renommée qui dépasse les frontières. Ce succès et cette notoriété n'ont pas ébranlé ce Batnéen de la rue où « il y sent le contact humain et la vie dans l'adversité », adorant la jeunesse intellectuelle qui « l'enrichit, dit-il, de connaissances nouvelles, d'idées novatrices ». Salut l'artiste incompris.