l'art s'expose de plus en plus fréquemment à Amman. Phénomène récent, certes, mais significatif, le marché de l'art se développe à une vitesse impressionnante dans la capitale jordanienne. A cela plusieurs raisons, la première d'entre elles étant le dynamisme économique qui caractérise ce petit pays depuis une décennie en particulier. Les réformes volontaristes qui y sont menées ont permis de mettre en place une économie libérale unique dans le monde arabe. Le libéralisme du système financier a attiré un très grand nombre d'investisseurs, notamment arabes. La prospérité qui s'en est suivie dans les classes aisées a favorisé l'éclosion d'un marché de l'art qui a répondu à une évolution rapide de la citadinité et d'un besoin nouveau de consommation culturelle. En ce sens, la Jordanie est sans doute dans le monde arabe un exemple de mutation réussie vers une société libérale. L'arrivée puis leur installation en Jordanie, voisine de nombreux artistes palestiniens après 1948 et des meilleurs peintres irakiens depuis la première guerre du Golfe, ont considérablement favorisé l'offre d'œuvres picturales de haute qualité, attirant ainsi les nouveaux riches de toute la région du Golfe arabique. Dans ce contexte, le troisième facteur essentiel pour le marché de l'art aura été la création de galeries spécialisées. Au moins quatre d'entre elles fonctionnent sur des critères à la fois commerciaux et professionnels très élevés. Parmi ces dernières figurent une galerie connue sous le nom de Four Walls (quatre murs) et dirigée de main de maître par Mme Majida Mouasher. Autour d'elle, opère une équipe très compétente, composée exclusivement de femmes, comme c'est le cas dans la plupart des autres galeries de la ville ; à croire que l'art se conjugue plus aisément au féminin. Nous sommes loin ici des idées reçues que l'Occident garde encore du Moyen-Orient. Cette équipe a préparé sous la direction de Mme Mouasher une magnifique exposition consacrée aux peintres palestiniens. Sous le titre « Un voyage en Palestine à travers l'art contemporain », la galerie Four Walls a réuni des œuvres de quinze créateurs parmi les plus connus des artistes palestiniens. De l'organisation à la qualité des œuvres, en passant par un catalogue d'une très grande beauté, tout respire le professionnalisme dans cette exposition. Dans un article consacré à l'exposition, Mazen Asfour, professeur et critique d'art, résume très bien le dénominateur commun entre les artistes : « Ma Patrie, écrit-il, est le contenu et mon univers le langage de l'art. » Et de fait, lorsqu'on observe ces artistes réunis autour de l'idée fixe que représente la représentation sublimée de la Palestine outragée, on se prend à penser que malgré les vagues d'abstraction, de déstructuration et de destruction du sens qui ont agité l'art moderne, les peintres palestiniens ont su obstinément exprimé des préoccupations liées à leur statut national, tant en termes de contenu que de forme. Malgré les pressions de coercition politiques qui s'exercent sur eux et sur leur environnement quotidien, les peintres palestiniens saisissent jusqu'à ces conditions extrêmes riches de sens, pour montrer avec beaucoup de talent qu'ils maîtrisent à présent l'art de concilier les techniques artistiques modernes et les impératifs d'un art de combat destiné à confondre l'occupant. Partout, le discours symbolique et narratif épouse les contours de compositions pures et abstraites qui laissent transparaître l'expérience personnelle de chaque artiste, avec ses rêves, ses colères et surtout sa mémoire obstinément vivante. La force de cette constance rivalise avec la diversité des styles et des personnalités telles qu'elles sont exprimées à travers les toiles exposées. La peinture est apparue en Palestine au début du XXe siècle sous une forme plutôt touristique et paysagiste. Malgré la gravité des événements qui ont secoué le pays en 1920, les artistes sont restés éloignés des thèmes politiques, à l'exception sans doute de Zalfa Assaâdi qui consacra en 1933 une exposition à un certain nombre de portraits intéressants de personnalités politiques et intellectuelles arabes de son époque. Les arts graphiques ont connu un essor soudain avec la grande nakba (catastrophe) de 1948, lorsque des millions de Palestiniens ont été expropriés et transformés en réfugiés à l'Ouest du Jourdan ou ailleurs dans le monde, tels les nouveaux juifs errants des temps modernes. C'est ainsi qu'un groupe de jeunes artistes, marqués par le désastre subi par leur pays, s'est rendu en Egypte, en Syrie ou au Liban pour étudier l'art. Si bien que les premières expositions avec Shammout et Tamam Al Akhal sont apparues à Ghaza et au Caire au cours des années qui ont suivi, l'une d'entre elles ayant été inaugurée par l'ex-président Jamal Abd Nasser. Dans le courant des années 1960, de nombreux jeunes artistes palestiniens se sont installés en Syrie, au Liban, en Jordanie ou dans les pays du Golfe, mais aussi dans certains pays européens, notamment la France et la Grande-Bretagne, d'où ils ont contribué à sensibiliser les milieux culturels au drame vécu par les populations des territoires occupés. A cette époque, les arts graphiques étaient marqués par une grosse influence expressionniste et par le réalisme symbolique. D'autres courants artistiques, comme le surréalisme ou le cubisme, se sont exprimés dans certaines œuvres, mais si la forme était diversifiée, le contenu demeurait rassembleur autour de la résistance contre l'occupant. Soucieux de se regrouper, ces peintres ont créé au début des années 1970 l'Union des artistes palestiniens qui n'a malheureusement que très peu agi en raison de la dispersion, à l'exception des sections agissant sur la rive gauche du Jourdan et dans la bande de Ghaza. L'exposition qui se déroule actuellement à Amman à Four Walls est la manifestation à la fois de cet éclatement des styles et de la conjonction des objectifs sociopolitiques qui caractérisent les peintres palestiniens privés de foyer national par une conscience internationale coupable. La galerie a choisi cependant de faire appel à une majorité d'artistes travaillant et vivant dans les territoires occupés comme Nabil Anani, Vera Tamari ou Tayseer Barakat. D'autres comme Rana Bishara ou la grande Samia Halaby vivent à New York, et trois autres peintres vivent à Paris. C'est le cas en particulier de Nasser Soumi et Kemal Boullata. Il reste aujourd'hui à la communauté internationale de venir efficacement en aide aux artistes et intellectuels palestiniens pour que le discours culturel devienne plus fort que la violence et contre violence, et que l'injustice faite à ce peuple réveille les consciences de l'humanité toute entière.