La question de l'étant et du néant, formulation purement métaphysique, n'en est pas moins politique comme nous allons devoir le montrer dans la logique de notre exposition. Allah soit loué, El Farabi est mort depuis un millénaire, donc pas de risque de persécution contre lui comme ce fut le cas pour feu Kateb Yacine qu'une fetwa voulait interdire d'enterrement dans la terre de ses féroces ancêtres, ou comme le cas de feu Mouloud Mammeri interpellé pour une conférence sur la poésie kabyle ancienne, ou Tahar Djaout dénié dans sa nationalité et sa patrie, ni de tribunaux inquisitoriaux comme Hakim Laâlam pour ses élucubrations fantasques, ni d'expulsion comme les explosifs prédicateurs de Londres, ni d'interdits professionnels comme Bertrand Russel hier et contre moi-même de la part de médiocres escrocs (ir)responsables universitaires alimentaires, depuis une année. Mieux encore, à sa mort, le terrible et sanguinaire sultan Seif Ed Dawla en personne fit son éloge funèbre revêtu pour la circonstance de la bure élimée des soufis par déférence au philosophe « faqir » qu'il respectait malgré ses délicieuses impertinences diogéniques. El Farabi pose la dualité de l'étant et du néant en une dimensionnalité essentielle, éternelle. En ce sens, l'étant est lié à l'immortalité de l'âme dans la vertu, à son éternité dans le bien, à sa pérennité dans la félicité, à sa permanence dans le bonheur, cependant que le corps-néant, existence éternellement errante par métempsychose dans le mal, est condamné à l'épreuve de la recherche d'une âme que le malheur et l'épreuve doivent laver, cette âme éternelle conjoncturellement souillée par le corporel contingent avant que ce corps ne s'anéantisse. Car le mal n'a pas en réalité sa place dans la vie éternelle qui n'est réservée qu'à la félicité dans l'univers vertueux des « Dix Intelligences ». El Farabi écrit dans cet esprit : « Si un groupe de citadins de la cité vertueuse venait à mourir et que leur(s) âme(s) se libérai(en)t de leurs corps, toutes ces âmes s'agrégeraient alors en ce qu'elles s'étaient jadis en leur existence terrestre nourries de savoir et de connaissances vertueux. Puis, toutes leurs semblables les rejoindront au fur et à mesure. » (El Farabi, Araa ahl el madina al fadhila, page 131, op. cit.) Or, ce point controversé entre les philosophes et les sages de l'Islam classique, particulièrement Ibn Toffaïl comme nous aurons à le voir plus tard, conduit à se poser la question du politique dans ce type de spéculation, apparemment théologico-métaphysique. Pour El Farabi, le bien est résultant et contingent à la félicité et au bonheur eux-mêmes subséquents à la vertu. La vertu, précisera Abou Nasr Ibn Tarkhan, est une conséquence de la quête et une résultante de l'acquisition du savoir et de l'amour de la connaissance ainsi que de son respect et de son exercice permanent, soutenu par l'effort. Comme pour El Farabi, le lieu par excellence de la vertu, du bonheur et de la félicité se trouve être la Médina vertueuse (voir chronique antérieure), seuls les étants en perpétuelle quête de savoir, de vérité, de connaissance sont des vertueux, et ceux qui s'opposent à eux sont des médiocres, des spéculateurs réifiés (qui n'aiment que les richesses et les positions qui les procurent), des corrompus et des « taghouts » (qui accaparent le pouvoir et monopolisent son exercice violent et/ou sournois). Mais un point capital ressort de ces spéculations farabiennes. La connaissance et le savoir, même dans une perspective émanationniste, ne sauraient être pour l'étant commun une science infuse de type prophétologique (le cycle est définitivement clos pour les musulmans, y compris les chiites qui n'attendraient, en fait, qu'un imam et pour les kharijites un Mehdi) et encore moins maraboutique comme cela sera exploité à outrance pour des processus de captation de légitimité lors de la formation et de la fondation des sectes religieuses et maraboutiques aussi bien en Orient qu'en Occident musulman, aussi bien en Proche-Orient qu'en Afrique du Nord blanche ou comme en Afrique subsaharienne noire (comme nous aurons à le voir et expliquer plus tard. Afin de comprendre ce raisonnement, il y a lieu, ici et là, de prendre acte de la comparaison qu'établit El Farabi philosophe et surtout médecin entre l'être animé (l'étant ; corps et âme) et la cité (al madina). En effet, il écrit dans son ouvrage ci-dessus mentionné (traduction toujours intégrale de votre serviteur) : « La cité vertueuse ressemble au corps sain et solide, dont les parties constituantes coopèrent à entretenir et à renforcer la vitalité. Au premier chef, le corps est constitué par des organes constitutifs différents, mais naturellement et par innéisme vertueux sur lesquels trône un organe singulier qui en est l'organisateur : le cœur dont tout organe travaille à resserrer ses liens avec lui. De la sorte, chaque organe renferme une force qui lui sert à accomplir ses fonctions selon ses besoins et les besoins de sa complémentarité avec l'organe centralisateur. En second lieu, d'autres organes exercent cet