poser le problème de la cité, la parfaite vertueuse comme l'imparfaite immorale, c'est exposer le problème épineux du souverain dans le système politique musulman classique en général et chez El Farabi en particulier. Rappelons que l'Europe ne connaîtra pareille préoccupation qu'avec la Renaissance et avec Machiavel dont nous avions jadis parlé, mais qui fut inspiré par Alghieri Dante. Si dans l'œuvre de ce dernier on trouve trace de la culture orientale où des despotes et même des prophètes sont voués à la géhenne (les enfers de la divine comédie), on peut supputer légitimement que l'Europe classique connaissait assez bien les Orientaux, El Farabi comme Avicenne (Ibn Sina), et surtout les très controversés andalous, Averroès (Ibn Rochd) et Maïmonide. L'Europe a connu surtout les philosophes grecs par les philosophes musulmans et hébreux pour les avoir étudiés dans ses universités en langue arabe et en langue hébraïque (universités musulmanes de Salamanque et de Séville). Plus tard, Thomas d'Aquin et le Concile de Trente interdiront tout enseignement en arabe et en hébreu, et imposeront le retour aux humanités grecques dans le texte plutôt que dans les langues sémitiques. El Farabi, moins contesté qu'Ibn Rochd et Maïmonide, est considéré par l'Europe médiévale comme le philosophe musulman le plus hellénisant et sans doute le plus proche de saint Augustin d'abord et de Thomas d'Aquin ensuite, en ce qu'il aurait repris le mythe de la cité aussi bien celui de la cité idéale de Platon que celui de la divine de saint Augustin. De plus, l'intérêt de l'Europe pour El Farabi vient aussi du fait qu'il avait laissé un canon de la médecine (certes moins célèbre que celui d'Avicenne) et un édifiant traité de musique et un autre d'astrologie. Son hellénisme s'accommodait alors fortement avec la défense et l'illustration de la chrétienté aussi bien l'orthodoxe que surtout la catholique qui se ressourçait aux humanités grecques, dont la Renaissance aura été un moment des plus forts. Or, la Renaissance voit prospérer, parallèlement à la réforme intégriste calviniste ou luthérienne germano- helvétique, le mouvement de constitution des Républiques italiennes qui commercent beaucoup avec l'Orient (Venise, Padoue, Vérone, Pise, Gènes). La République dans la culture de la Renaissance c'est une idée nouvelle et une idéologie humaniste, grecque par excellence, romaine par référence. Une fracture s'opère alors dans l'idéologie de la chrétienté de l'Europe occidentale. D'un côté on a une Eglise qui se rattache à la tradition orthodoxe orientale (byzantine grecque, égypto-syrienne et soudanaise) plus ouverte envers le monde musulman oriental et de l'autre une Eglise réformée qui par intégrisme et fondamentalisme veut revenir à un christianisme sémitique fortement marqué par la judaïté et donc très sectaire avec paradoxalement une perspective de fermeture au monde musulman (que Mgr Teissier me pardonne de m'interroger sur son avis exprimé lors du café littéraire au Salon du livre sur la tradition augustinienne - pourtant très antijuive à l'époque - tradition réinvestie par l'Eglise réformée calviniste ou luthérienne, mais il est sans doute plus au fait de ces problèmes que moi !) Avec cette forme de gouvernement républicain dans un environnement hostile d'autocratisme et de théocratie ou encore d'intégrisme et de rigorisme, la question du Prince (Machiavel) ne pouvait pas ne pas susciter des réflexions sur le type et la forme de gouvernement de la cité et partant sur le pouvoir du souverain. Ce délicat problème (la souveraineté) est amené intelligemment et subtilement par El Farabi à partir de considérations médicales et pathologiques au regard des rapports interactifs entre l'âme et le corps puis par extension fine et géométrique à partir de considérations médicales (anatomique) et sociologiques (urbanistique et sociopolitique : voir chroniques précédentes). En ce sens, par cette abstraction, El Farabi se situe d'emblée dans une perspective universaliste et non plus spécifiquement musulmane et encore moins sémitique (subtilité ou prudence ?) Un ensemble de métaphores (langagières) extrêmement fines établissent des comparaisons pertinentes entre la cité et le corps humain soulignant leurs interdépendances : ainsi la double dénomination de cité de la veulerie et de la perdition ou encore de la cité de la nécessité et des besoins corporels, alimentaires, sensuels, libidinaux, appelées aussi chez El Farabi et selon sa terminologie et cités mangeoires et dortoirs comme on serait tenté de les appeler encore aujourd'hui, témoignent du sens logique et rationnel de la construction utopique d'El Farabi. Pédagogue et humaniste, mais aussi intellectuel prudent parce que libre et autonome (il vécut au plus fort de l'inquisition musulmane) El Farabi va procéder à la manière de Platon par l'éducation maïeutique qui asserte et suggère en même temps (dialogue socratique) et va affiner ensuite par les procédés syllogistiques aristotéliciens). Le souverain dont il sera question dans l'œuvre d'El Farabi sera explicitement le souverain-Bien dont les qualités et les caractéristiques requises excluent implicitement le souverain-Mal et explicitement le « taghout ». « ... Le véritable souverain c'est celui de la communauté vertueuse, celui de toute l'humanité. Il ne saurait être licite que quelqu'un d'autre lui soit supérieur, car il doit être au-dessus de tous. Il n'est donné à quiconque de devenir souverain, car la souveraineté est une attribution qui ne revient pas à n'importe qui, du fait que le souverain nécessite pour être souverain que soient réunies en lui toutes les caractéristiques et les qualités supérieures de sorte qu'il incarne la raison et la distinction de manière concrète, et de sorte aussi que la force d'imagination soit en lui accomplie tout naturellement... L'étant qui réunit les conditions de l'esprit créateur c'est celui-là même qui convient à la souveraineté. Il reçoit l'infusion de sagesse pareille à celle qu'Allah infuse dans la raison agissante. Il doit donc être sage et philosophe, prévoyant et alerte au devenir, mais aussi au fait de son actualité et doit être au plus haut point de la perfection de l'humanité et au summum de la félicité... et se doit d'entretenir sa forme et ses capacités physiques pour faire face à ses obligations » (ahl al madina el fadhila, op. cit. p. 133). A propos de l'infusion divine qui caractériserait le souverain modèle ou philosophe vertueux, El Farabi précise : « ...Si la nature faisait en sorte qu'existât la matière de l'esprit « agi » devenant du même coup un esprit en soi, et « l'agi » devenant matière profitable devenue elle-même matière de l'esprit agissant, que tout cela devienne une seule et même chose, c'est alors et seulement alors que cet étant soit l'étant où réside en lui l'esprit agissant. De ce que cela se manifeste aussi bien dans la force exprimante (la théorique comme la pratique) c'est alors que cet être voit se réaliser en lui la force infuse. Allah, Adoré et Adulé, l'inspire par l'intermédiation de l'esprit agissant. Ainsi ce qu'Allah infuse dans l'esprit agissant, cet esprit agissant l'infuse à son tour à l'esprit « agi » grâce à l'esprit profitant puis de celui-ci à sa force imaginante (et ainsi de suite jusqu'au bout de la longue chaîne des douze esprits ou intelligences, voir chronique précédente). Par la vertu de ce qui infuse en lui vers son esprit « agi », cet étant devient philosophe, entièrement maître de soi, connaissant parfaitement tout et de par qui infuse de lui vers sa force imaginante il devient visionnaire averti et alerte vis-à-vis de toute prospective inspirée par Dieu (op. cit. p. 136). El Farabi énumère alors douze caractéristiques que doit réunir le souverain Bien pour que se réalise la mission du souverain philosophe, seigneur de l'univers terrestre et sensible.