Pour le commun des mortels, un pauvre est celui qui est dépourvu du minimum de moyens d'existence et dont la situation sociale est critique. De ce fait, un démuni est d'abord celui qui vit de la charité, qui ne mange pas à sa faim et qui n'a pas de gîte. C'est-à-dire les familles ou les personnes qui sont, dans une très large mesure, privées d'emploi, donc de revenu. La qualité de la vie et le degré de bien-être dépendent pour ainsi dire d'un certain nombre de facteurs, notamment le droit au logement, le revenu des ménages, l'accès à l'eau potable, les possibilités de scolarisation, l'accès aux soins, le bénéfice de certaines prestations de services... Pourtant, on dit qu'en Algérie, de nouveaux pauvres viennent chaque année grossir les rangs de ceux qui ont déjà sombré dans l'indigence. Quels sont les critères qui permettent de mesurer la profondeur de la pauvreté ? Comment définir son seuil et quelle est la proportion des inégalités entre la pauvreté absolue et la pauvreté relative ? En l'absence d'une étude systématique précise et d'un diagnostic clair, ces questions demeurent toujours sans réponses. Le ministre de l'Emploi et de la Solidarité nationale, Djamel Ould Abbas, a estimé récemment que « le chiffre de 14 millions de pauvres est fantaisiste ». L'on s'interroge dès lors sur la définition que donnent les officiels algériens à la pauvreté. Est-on pauvre ou non lorsque le revenu du ménage est inférieur au total des dépenses nécessaires pour vivre dignement ? Essayons d'examiner le cas de certains citoyens qui ont, certes, un revenu, mais qui ne peuvent pas acquérir souvent les produits nécessaires à la satisfaction de leurs besoins les plus élémentaires. Il n'est pas utile d'être expert pour constater que ceux qui ne disposent pas d'assez de ressources pour vivre correctement et honnêtement sont légion. Qu'ils soient cadres, fonctionnaires ou simples ouvriers, ils démontrent, fiches de paye à l'appui, qu'ils sont loin du bien-être social. C'est au marché Ali Mellah d'Alger que nous avons rencontré Mourad, 35 ans, cadre moyen dans une institution financière. Costume tiré à quatre épingles, allure d'intello et taille imposante, Mourad n'a pas du tout le profil d'un pauvre. Notre identité étant dévoilée, il a accepté « volontiers » de causer social. « Un reportage sur la pauvreté ! », s'est-il écrié. « A l'exception d'une poignée de bourgeois prospères, tous les Algériens sont pauvres », a-t-il observé. Mourad est venu faire ses courses hebdomadaires. Il est né à Sidi M'hamed, mais habite, depuis quelques mois, à Ouled Fayet. « Faire mes courses ici m'est devenu presque un réflexe », a-t-il dit au moment où nous faisions le tour des étals. Le marché Ali Mellah est un bazar bien achalandé. Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, une atmosphère silencieuse règne dans cette fourmilière où tout se vend et s'achète. « Une affaire de revenus » Tandis que les marchands s'agrippent à leurs étalages, les chalands, avec leurs gestes nonchalants, tournent autour des éventaires. Mourad a le sens de la communication. Il parle des pauvres, des nouveaux riches, de l'argent du pétrole, des réserves de change, il discute politique et commente les prix des produits alimentaires. « Comparativement au précédent carême, les prix sont plus ou moins accessibles », a-t-il remarqué. Les prix des légumes oscillent, en effet, entre 50 et 60 DA, à l'exception de l'oignon et de la pomme de terre, deux produits de large consommation, qui sont cédés à 25 DA. Les fruit sont proposés à des prix variant entre 50 et 100 DA. « Les denrées ne manquent pas. Tout y est. Pourvu qu'on ait un portefeuille bien garni », a estimé Mourad avec une discrète note d'ironie. « La mercuriale n'est pas vraiment repoussante », avons-nous constaté. « Mais elle ne l'est pas par rapport à quoi ? », s'est interrogé notre interlocuteur avant d'ajouter : « De toute manière, de tels cours sont assez élevés pour ma bourse que certains qualifieraient, à tort, de salaire d'un cadre. » La fluctuation des prix n'est pas, toutefois, l'objet de notre reportage. Il s'agit, plutôt, de faire le point sur la situation sociale d'une nouvelle catégorie d'Algériens. Entre deux bouts de discussions, Mourad glisse un nouveau produit dans son panier en payant rubis sur l'ongle. L'addition finale est d'un peu plus de 600 DA entre légumes, fruits et quelques produits d'hygiène. « Pour moi, la consommation est avant tout une affaire de revenu », a-t-il précisé. A défaut d'un café maure pour approfondir notre causerie, Mourad nous invite à monter à bord de son véhicule. Nous apprendrons qu'il est marié et père d'un enfant de deux ans. Il habite un logement AADL au site de Ouled Fayet. Avec une fiche de paye de 29 000 DA, Mourad se présente comme un « Algérien moyen » bien que, à ses yeux, la classe moyenne ne soit désormais qu'une illusion. « En Algérie, il y a les pauvres, toujours plus pauvres, et les riches, toujours plus riches », a-t-il souligné avec conviction. A-t-il raison ou tort en raisonnant ainsi ? Il suffit d'une virée dans les quartiers populaires d'Alger pour soutenir son exposé. Voir des femmes fouiner dans des bennes à ordures et tenter de glaner quelques légumes gâtés est une scène courante et déplorable dans la capitale. Les mendiants sont de plus en plus nombreux. Les restaurants du cœur, une sorte de charité officielle, sont chaque soir pris d'assaut par un essaim d'indigents. Au restaurant des cheminots de la rue Hassiba Ben Bouali, les bousculades précèdent souvent la pitance. Et les convives ne sont pas toujours des sans-le-sou. Bouffer le potage « magnanimement » servi par un Etat qui s'érige en champion des soupes populaires est aussi une façon d'économiser son argent en cette période de vaches maigres ! C'est l'essentiel de la discussion que nous avons eue avec Mourad. « Les rangs des victimes de la dégradation du pouvoir d'achat s'allonge, mettant à carreau de larges pans de la société », a-t-il affirmé. « Regardez le cas des vétérinaires qui ont observé récemment une grève. Est-il, à présent, juste de payer un vétérinaire à 14 000 DA ? » Notre interlocuteur est outré. Mourad vit avec sa petite famille grâce à son seul salaire, sa femme étant femme au foyer. « J'ai acquis un véhicule grâce au crédit auto, et par conséquent, je dois verser chaque mois 10 000 DA. Je dois également dépenser 6 700 DA représentant les frais de location AADL, 3 000 DA pour le gaz et l'électricité et 3 500 DA pour le carburant nécessaire pour mes allées et venues incessantes entre mon lieu de travail et mon domicile », explique-t-il. Ainsi, sans compter les charges domestiques, il dépense 24 000 DA par mois, soit 80% de sa mensualité (charges hors ménage). Pourtant, grâce à une discipline stricte dans la consommation, sa famille continue de vivre, d'exister. Avec les 5 000 DA restants, Mourad et son épouse doivent faire face à toutes les dépenses ménagères. « Trois baguettes de pain, un sachet de lait, le café, le sucre, l'huile de table, quelques légumes verts, quelques grammes de légumes secs, un soupçon d'ingrédients et les produits d'hygiène, voilà le gros de ma consommation quotidienne », soutient-il un peu gêné. Les dépenses occasionnelles, notamment les soins médicaux, les effets vestimentaires et autres dépenses imprévues sont de ce fait insurmontables pour lui. « Il faut au moins 35 000 DA pour vivre décemment en Algérie », a-t-il tranché. La première préoccupation des citoyens algériens, comme Mourad, c'est d'abord la préservation de leur dignité. Et la dignité, c'est aussi l'accès à un certain nombre de biens matériels et immatériels indispensables à une vie décente. Combien de pères de famille qui se sont suicidé parce qu'ils étaient dans l'incapacité de subvenir aux besoins de leurs familles ? L'économie de guerre Mais le suicide, comme la pauvreté, sont deux phénomènes sociaux qui n'ont pas fait l'objet d'une analyse objective. Examinons d'autres cas. Meziane, 48 ans, est chauffeur dans une entreprise privée. Il perçoit un salaire de 17 000 DA et vit à Climat de France (Oued Korich) avec son épouse, sa mère et ses quatre enfants, dont deux scolarisés et un autre appelé sous les drapeaux. Pour maintenir l'équilibre entre ses dépenses et ses gains mensuels, Meziane n'a d'autres choix que de faire flèche de tout bois. Il travaille beaucoup et pratique ce qu'il appelle « l'économie de guerre ». En plus de son boulot régulier, il travaille durant ses week-ends et ses congés annuels. « Je bricole comme tout le monde », a-t-il dit modestement. Il est à la fois chauffeur, peintre et plâtrier. « Rien que pour manger, ma famille dépense pas moins de 10 000 DA », a-t-il indiqué. Plus de la moitié de son salaire se trouve ainsi englouti par les dépenses ménagères. Meziane redoute les rentrées scolaires, les mois de carême, les fêtes religieuses et autres circonstances susceptibles de lui occasionner des dépenses supplémentaires. Quand deux ou trois de ces occasions se suivent, c'est le précipice pour Meziane et ses semblables. « La dernière rentrée de classe a été un véritable gouffre. Mes petites économies étant englouties, j'ai dû demander un prêt social de 30 000 DA pour faire face aux dépenses du ménage », a-t-il dit. Meziane n'est pas pour autant sorti de l'auberge. Il doit faire face aux épreuves du mois de carême puis celles de l'Aïd avec leurs lots de dépenses. Pour vivre même modestement aussi longtemps que possible, Meziane et sa famille dégarnissent chaque année leur table d'un produit. « Le Ramadhan de l'année dernière, nous avons supprimé la zelabia et autre kalbelouz. Cette année, la viande. L'année prochaine, on ne sait quel produit manquera dans notre panier. Mon épouse, aussi économe que moi, n'utilise les ingrédients que par doses mesurées », a-t-il dévoilé. Dans les esprits de ces pauvres gens, vaut mieux compromettre le goût de sa soupe que de se faire obérer. Ali appartient à la même catégorie sociale que Mourad et Meziane : une famille moyenne qui sombre, un peu plus chaque jour, dans la pauvreté. Il a 32 ans, père d'un enfant de 17 mois. Ali et sa femme ont loué un petit appartement au lotissement Sonelgaz de Gué de Constantine (une cité sans gaz !). Avec une rétribution de 18 000 DA, le couple doit faire face à tout. En attendant la prochaine livraison des logements AADL, dont il est bénéficiaire, Ali paye 6000 DA de loyer chaque mois. Il dépense également 2500 DA représentant la facture de l'eau et de l'électricité et 2500 DA dans le transport. Les trois membres de cette famille doivent vivoter grâce aux 7000 DA restants. « Durant ce mois de Ramadhan, mes dépenses sont légèrement en hausse par rapport aux autres mois de l'année. On ne peut pas laisser passer de telles occasions sans se mettre sous la dent quelques bouts de viande, bien que cette denrée ne soit pas à la portée de ma bourse », a-t-il signalé en laissant apparaître un profond sentiment d'insatisfaction. N'est-ce pas justement de tels malaises sociaux qui ont été souvent à l'origine de la détérioration des rapports entre l'Etat et la société ?