Le 8 août, Smaïn Ameziane, commissaire du Salon du livre d'Alger (SILA), a déclaré à la presse que les éditeurs égyptiens ne sont pas les bienvenus cette année. Sa «conscience», a-t-il expliqué, ne lui permet pas «de [les] inviter […], par respect pour le peuple algérien et pour les gens qui ont été maltraités au Caire lors de la rencontre entre l'équipe nationale de football et son homologue égyptienne.» (L'Expression du 9 août 2010). De quoi les éditeurs égyptiens sont-ils coupables ? La réponse de M. Ameziane est aussi sidérante : «Ils auraient pu réagir plus tôt, voire pendant les événements. Ce qu'on a vu dans tous les médias, ce sont des gens et des intellectuels qui nous ont traités de tous les noms […] Pour ma part, je respecte mon peuple, je n'ai pas à le provoquer.» Cette décision appelle trois remarques. La première porte sur l'autorité dont se prévaut le patron de Casbah éditions pour parler au nom de tout le «peuple» et présumer que pour lui une participation égyptienne au SILA serait une insoutenable provocation. A notre connaissance, personne ne l'a délégué pour représenter 35 millions d'Algériens. La deuxième remarque concerne sa curieuse conception du SILA. Est-il pour lui une grande exposition censée nous faire découvrir les livres édités en Algérie et ailleurs, ou une manifestation patriotique, avec force inaugurations officielles, chants à la gloire de l'Algérie éternelle et pourquoi pas des portraits géants de footballeurs, puisqu'ils sont désormais nos «porte-drapeaux» comme il l'a affirmé devant la presse le 8 août ? Si le commissaire du SILA croit qu'il incarne la conscience patriotique du pays, si par le boycott des maisons d'édition égyptiennes, il entend défendre notre «honneur national», alors, en toute logique, il ne devrait pas inviter à cette manifestation les éditeurs des Etats suivants : - La France, où le Parlement a voté, en février 2005, une loi célébrant l'«œuvre coloniale» (à laquelle les maisons d'édition françaises, à ma connaissance, n'ont jamais «réagi» pour parler comme M. Ameziane) et où les Algériens sont souvent maltraités (et parfois tués dans de répétitives «bavures policières»). - La Tunisie, où, en février 2004 (la «mémoire patriotique» ne doit être ni courte ni sélective), 2500 supporters algériens ont été blessés par les CRS de Ben Ali lors des «événements de Sfax» (ce chiffre a été donné par le ministre de la Jeunesse et des Sports de l'époque, Boudjemaâ Haïchour). - La Libye qui détient dans les pires conditions carcérales des dizaines de nos concitoyens. - Et d'autres pays encore pour des raisons de dignité nationale. La troisième remarque, enfin, porte sur le pervertissement de la notion de boycott culturel par M. Ameziane. Ce type d'action est une arme pour défendre des causes nobles comme la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud ou en Palestine. Il n'est pas un moyen de règlement de comptes avec les intellectuels et les médias étrangers (Egyptiens ou autres). Lorsque le boycott ne joue pas cette fonction politique, il ne peut relever que du strict domaine individuel. Personnellement, je boycotte les pseudo-artistes qui ont insulté le peuple algérien pendant les sinistres événements de novembre 2009 et dont certains ont poussé l'inélégance jusqu'à restituer des prix qu'ils avaient reçus en Algérie. Ce boycott est une protestation individuelle (et forcément dérisoire) contre une décevante Yousra ou un pitoyable Ahmed El Saqa. Il n'est pas dirigé contre ce «ils» par lequel M. Ameziane désigne tous les intellectuels d'Egypte, même ceux qui se sont courageusement opposés au chauvinisme qui déferlait sur leur pays. Ne pas inviter les éditeurs égyptiens au SILA parce qu'«ils sont Egyptiens» est un boycott d'un autre genre. Il révèle la confusion qui règne dans l'esprit de M. Ameziane entre les sentiments (ou ressentiments) personnels et les obligations professionnelles dictées par la loi et l'intérêt collectif. Selon le règlement du SILA, celui-ci vise à «promouvoir les échanges culturels» et à faire découvrir «les nouveautés de la production intellectuelle, littéraire, scientifique et artistique, en Algérie et dans le monde». Si M. Ameziane s'en tenait à ces objectifs, il offrirait une chance à la culture de réparer les fractures que les gouvernements, les médias et les mafias du football ont provoquées entre les peuples algérien et égyptien. Il correspondrait mieux au profil de sa mission, qui est celle d'un commissaire du SILA, non d'un commissaire politique.