Le Ramadhan en Inde est un tourbillon de senteurs, d'arômes et de lumières que les musulmans partagent volontiers avec tous. Mais cette année, la joie du jeûne n'est pas légère comme à l'accoutumée. Les inondations, la cherté de la vie, la fièvre de dengue, les mesures de sécurité antiterroristes drastiques et les affrontements sanglants au Cachemire troublent la transcendance qui accompagne les prières des tarawih. Il est presque 19 heures. Le crépuscule commence à badigeonner de ses couleurs flamboyantes l'horizon. De la cour centrale surhaussée du Jama Masjid, la grande mosquée de Delhi, un magnifique coucher de soleil, spectacle de la nature doublé d'une vue splendide sur la ville millénaire, coupe le souffle. Ce soir, les pluies de la mousson semblent vouloir observer une trêve. Autour de tables improvisées à même le sol pavé, dans le merveilleux site de grès rouge construit en 1650 par les Moghols, des groupes d'hommes rompent le jeûne en se servant du lait, des dattes, des samosas... «Je dois traverser toute la ville et le trafic routier à cette heure-ci est infernal. Il m'arrive de rompre le jeûne en voiture, en venant ici pour partager l'esprit du Ramadhan avec d'autres coreligionnaires. La plupart de mes collègues sont sikhs ou chrétiens et dînent plus tard», nous explique Imran, un jeune chauffeur de taxi, originaire de Jaipour.Nous sommes loin de la canicule accablante de juin et de juillet derniers, lorsque le thermomètre frôlait les 50 °C à l'ombre, réduisant les appareils de climatisation et de réfrigération à une impuissance désespérante. à l'ombre de l'an 1431 Mais les Indiens se souviendront sûrement de la chaleur torride du Ramadhan de l'an 1431 de l'hégire, et de ses pluies diluviennes. Outre la forte température qui dépasse souvent les 34°C, une humidité saturée et suffocante rend le jeûne une belle épreuve de foi que les musulmans de Delhi, et d'autres villes du subcontinent indien, affrontent avec un esprit façonné par le yoga. Comme tous leurs concitoyens, quelles que soient leurs croyances, lorsque le ciel n'est pas bienveillant, les musulmans gardent le sourire. A la veille du Ramadhan, des inondations meurtrières ont frappé Leh, la ville himalayenne et boudhiste du Cachemire, qui a déploré 177 morts. La joie du Ramadhan (Ramzan en ourdou), qui devrait envahir les foyers des 150 millions de musulmans indiens, n'est pas vraiment au rendez-vous. Cette communauté minoritarie (13,7%) qui représente cependant la plus grande communauté musulmane dans un pays non musulman, souffre encore d'une forte ségrégation au sein de la société indienne où les Hindous sont la grande majorité (878 millions) sur un milliard deux cent millions d'habitants. Dans leurs invocations ramadhanesques, les musulmans indiens implorent la protection divine pour leurs familles. Car deux périls imminents les guettent : les chutes de pluies torrentielles apportées par une mousson exceptionnelle et l'épidémie de dengue qui a déjà fait des dizaines de victimes. Les Delhites qui occupent des demeures insalubres et précaires comme beaucoup d'entre les musulmans d'Inde, voient chaque jour le niveau du fleuve Yamuna se rapprocher dangereusement des rives et craignent que leurs maisons ne soient submergées par les cours d'eau en crue. Shamima, 46 ans, est employée comme baby-sitter dans une famille aisée du quartier résidentiel de Vasant Vihar. Elle habite le quartier dégradé de Munirka, qui se trouve à quelques encablures plus bas. «Ma maison a été submergée par les eaux. Impossibile de cuisiner. On a dû rompre le jeûne, dans la rue, dans la gargotte du coin», nous raconte-t-elle. état d'alerte Mais un autre danger qui provient également du ciel plane sur la vie des habitants de la capitale durant ce mois de jeûne. Les moustiques portant le virus de la fièvre de dengue, dont la forme hémorragique est mortelle à cause de l'état de choc qui menace les patients contaminés, sont très redoutés. Ces insectes du genre aedes se multiplient rapidement, et ces dernières semaines, ils ont envahi plusieurs quartiers de Delhi, poussant les autorités indiennes à déclarer l'état d'alerte sanitaire face à un bilan effrayant : une dizaine de morts en quelques jours. Les flaques d'eau qui se forment après la chute des pluies deviennent de redoutables réservoirs de cette maladie ainsi que les nombreux chantiers à ciel ouvert qui émergent comme des champignons à travers la capitale qui se prépare à accueillir, dans un mois, les jeux du Commonwealth. La peur d'attraper la fièvre de dengue dissuade les familles de sortir après l'iftar. «Nous nous contentons d'échanger les visites entre nous et fréquentons les petites mosquées près de nos résidences», nous confie un diplomate arabe, qui regrette l'ambiance festive des interminables soirées ramadhanesques dans son pays. Les quartiers habités par les musulmans, comme Nizzamuddin, du nom de Nizzam Eddine Auliya, un maître soufi mort en 1325 et vénéré par musulmans et Hindous, ne connaissent pas la frénésie des années précédentes. Même la grande mosquée du vieux Delhi, Jama Masjid, sur l'avenue Chandni Chowk, ne fait pas le plein de fidèles durant les prières nocturnes. Pas de muezzin pour tous les musulmans Il se fait tard. Dans les ruelles du quartier de Nizzamudin, des femmes voilées de noir rasent les murs et disparaissent dans les ruelles étroites où les voitures ont du mal à circuler. Des hommes en kamis et couvre-chef blancs bavardent bruyamment, avant de sedonner l'accolade et de se séparer. L'heure du sehri (le s'hour en ourdou) approche. Il faudra réchauffer le biryani (riz au poulet ou à l'agneau), accompagné de chapati (le pain fait maison) et de kheer (le riz au lait). La boisson désaltérante du nimbu pani, le jus de lime (petits citrons verts) aidera à affronter une autre journée de jeûne. Mais la voix du muezzin ne chante pas pour tous. Les habitants du quartier de Rohini sont encore privés de mosquée. Un an après que des fanatiques hindous ont agressé un groupe de maçons employés dans la construction du lieu de culte, les travaux sont toujours bloqués. Pire, les responsables de la municipalité ont annulé le permis de construire préalablement délivré. Pourtant, la Constitution indienne garantit le droit à la liberté de culte pour tous les citoyens de la République laïque qui vante trois présidents musulmans depuis son instauration.