Pour les musulmans d'Inde, le Ramadhan est l'occasion de se sentir moins démunis et moins seuls. Virée dans les quartiers habités par cette communauté minoritaire de la plus grande démocratie du monde. New Delhi. De notre correspondante Pour bien s'imprégner de l'ambiance ramadanesque qui se respire dans la capitale indienne, rien de mieux que d'accomplir un pèlerinage vers deux endroits qui symbolisent l'Islam local par excellence. Durant le mois sacré, ces lieux exhalent des effluves de musc et de menthe et l'esprit du Ramadhan y est plus palpable que nul part ailleurs dans ce pays asiatique. Les artères grouillantes de visiteurs du vieux Delhi, zone de Chandni Chowk, vous transportent dans un voyage à travers le temps. La communauté musulmane indienne, très discrète en général, est plus visible en ce mois particulier, et on a l'impression que les hommes vêtus de qamis et de couvre-chef blancs et les femmes couvertes d'un niqab noir ou d'un voile coloré sont plus nombreux dans les rues, surtout en début de soirée, lorsque les fidèles se rendent dans les mosquées pour accomplir la prière des tarawih. Dans les ruelles étroites et toujours très fréquentées du vieux Delhi ou du quartier de Nizamuddine, point de voitures ou de taxis, seuls les rickshaws (touk-touk pour les Indiens), ces petits véhicules à trois roues caractéristiques de l'Asie, s'aventurent dans les couloirs exigus qui servent de bretelles urbaines. On peut également opter pour un pousse-pousse, si on n'est pas trop attendri par la fatigue de ces forçats qui vous transportent par la force de leurs muscles en pédalant sur plusieurs kilomètres pour quelques centimes d'euros. En ce 21e jour du Ramadhan de l'an 1432 de l'Hégire, le marché Meena Bazar, qui s'étale comme un serpent gras et paresseux au pied du Jama Masjid, la grande mosquée de Delhi, offre tout ce que les échoppes des médinas arabes ou musulmanes proposent aux clients. Des tapis moelleux et colorés pour la prière, des chapelets multicolores, des foulards soyeux, des porte-khol et du henné pour les femmes coquettes, des chaussures et des habits pour les enfants que les mères musulmanes inspectent minutieusement avant d'en négocier le prix. La fête de l'Aïd El Fitr approche et il faut habiller les bambins de neuf. Plusieurs étals sont jonchés de nourriture prête à être consommée par les non-jeûneurs, surtout des fruits frais ou secs. Les dattes sont omniprésentes. En boîtes, dans des sachets, ou disposées en amas à ciel ouvert, qu'elles soient iraniennes, saoudiennes ou émiraties, toutes sont couvertes de mouches et d'abeilles. Même les dattes soigneusement emballées ne font pas venir l'eau à la bouche. Le vendeur, un jeune musulman portant une chéchia blanche immaculée, tente d'appâter les passants, mais il ne réussit qu'à attirer plus de mouches. Husain remplace son père qui s'est éloigné un moment pour faire des emplettes. «Nous vendons beaucoup plus de dattes durant ce mois.» Des dattes algériennes ? La très convoitée Deglet Nour, un diplomate affirme en avoir vu dans le marché de Priya, dans le quartier huppé de Vasant Vihar. Mais ceux qui y ont accouru n'ont trouvé que les habituelles dattes tunisiennes disponibles dans tous les supermarchés à l'étranger. Peut-être a-t-il été victime d'un mirage ramadhanesque. Au sud de l'Inde, dans l'Etat du Kerala, la foire des dattes s'est ouverte au début de ce mois de Ramadhan. Provenant de plusieurs pays, dont l'Irak et l'Egypte, vingt-deux variétés de ce fruit, appelé «khajoor», sont exposées, au grand bonheur des musulmans de la région, qui observent eux aussi la tradition de rompre le jeûne avec des dattes, avant de s'adonner à la dégustation de «pakodas» (beignets) et du savoureux thé cachemiri ou «shir tea», dont le goût sucré est relevé avec des épices comme la cannelle et des fruits secs comme les pistaches. Les Indiens ont aussi leur chorba qui s'appelle «changui», à base de farine, de riz et de morceaux de viande. Certains lui préfèrent la harir, faite de noix et de céréales écrasées. Mais le Ramadhan, c'est aussi le moment idéal pour organiser des événements culturels. Dans la ville de Rampur, au nord du pays (Uttar Pradesh), la librairie Raza a décidé de présenter au public une précieuse collection de manuscrits de Coran, dont certains remontent au VIIe siècle. De véritables chefs-d'œuve à la calligraphie authentique. L'organisateur de l'exposition, Atharullah Khan, explique que la date a été bien choisie, «car c'est durant le Ramadhan que le Coran a été révélé au Prophète Mohammed (QSSSl)». Démunis, mais attachés à leur foi Le Ramadhan 2011, an 1432 de l'hégire, a apporté un peu de joie dans le cœur de la petite minorité musulmane d'Inde, à peine 13% de la population totale, soit 160 millions d'habitants sur un milliard deux cent millions. Dès l'annonce du début du jeûne, les pratiquants se sont échangé les vœux de «happy Ramzan» ou «Ramzan Kareem» en ourdou. La langue ourdoue, l'une des langues officielles de l'Inde, est parlée par 50 millions de musulmans du nord du pays, soit le tiers de cette communauté. Grâce à cette langue, les fidèles peuvent apprendre le Coran et l'enseigner sans devoir le transcrire dans un autre alphabet. Outre les tarawih, il est de coutume dans les mosquées indiennes de suivre un «i'tikaaf», un isolement spirituel au sein du lieu de culte les dix derniers jours du Ramadhan. Les plus fervents parmi les pratiquants choisissent de ne plus quitter la mosquée pour se consacrer entièrement à la récitation du Saint Coran, avec l'autorisation du «meulana», l'imam. Il faut dire que la plupart des musulmans d'Inde sont les plus pauvres parmi les pauvres, et durant le mois sacré du Ramadhan, ils retrouvent la fierté de leur appartenance à la nation de l'Islam. La tolérance et le respect qu'ils manifestent envers les autres confessions sont tangibles aux abords de la mosquée de Delhi, la plus grande d'Asie. De loin, l'effet d'optique produit par les milliers de marcheurs, qui descendent ou montent les marches menant au monument de grès rouge construit en 1644, est impressionnant. Ces marées humaines de touristes, fidèles, curieux, pères de famille… s'affairent autour des échoppes, regardent, discutent avec les marchands, avant de poursuivre leur virée. Les vendeurs de jus de fruits et d'eau glacée sont les plus sollicités. Le bruissement des voiles colorés qui couvrent les musulmanes pratiquantes et celui des saris portés avec nonchalance par les autres femmes indiennes, ventre et nombril à l'air, se mélange au froissement des jeans de touristes. L'air dans les rues aux alentours de Jama Masjid est saturé par les senteurs des épices, de la fumée et des mets cuisinés dans la rue même. Les vendeurs de biryani servent des clients qui s'attardent face à des montagnes d'oignon cru découpé en rondelles, jouxtant des terrines couvertes de brochettes d'agneau, de poulets… Les jeûneurs détournent la tête quand ils passent tout près pour éviter d'aiguiser leur faim et leur soif. Plus loin, un autre quartier historique qui a résisté à la présence britannique et a conservé son cachet islamique. Nizamuddine, avec son élégante architecture islamique, porte le nom du maître soufi dont le mausolée attire des milliers de musulmans et d'hindous chaque jour. Tous ceux qui ont une requête à faire au grand maître, s'agenouillent devant sa tombe et prient dans leurs langue et religion pour que leurs vœux soient exaucés. Nizamuddine est l'un des visages les plus authentiques de la ville, du moins dans sa partie pauvre, habitée par les musulmans. Car l'autre partie, appelée Nizamuddine-Est, est un quartier huppé, où tous les étrangers aisés rêvent d'habiter, quitte à payer des loyers plus chers que ceux du centre de Rome. Le quartier musulman lui est une Casbah très délabrée, dont les ruelles exiguës, vous portent au cœur de la pauvreté la plus insoutenable. Pas loin de la mosquée, où des files d'hommes en qamis prient – aucun espace n'est réservé aux femmes – les commerçants étalent leurs produits. Des boucheries à donner la chair de poule, tant la saleté de l'endroit est frappante, offrent de la viande d'agneau, de chèvre et des poulets. Entre deux boutiques, une chèvre vivante attachée avec une grosse chaîne de fer à un pilier semble être une apparition magique. Sur une autre vitrine à la propreté plus que douteuse, une pancarte annonce «clinique dentaire». A l'intérieur, la poussière et la vétusté du matériel dénotent l'absence totale d'asepsie et d'une quelconque hygiène et invitent à prendre son mal en patience et ses jambes à son cou. Au détour d'un couloir large d'à peine un mètre, une boulangerie attire les clients. Au fond de la pièce, un enfant, qui ne doit pas avoir plus de huit ans, pétrit énergiquement une grosse pâte. Un autre, à peine plus grand, jette à l'aide d'un fil de fer les galettes prêtes dans un four souterrain construit en argile, où le pain cuit grâce à la chaleur d'un feu placé à l'intérieur. C'est le tandoor, le four de terre cuite, hérité du règne musulman qui fait la fierté de la cuisine indienne. Plus loin, dans les quartiers résidentiels, une poignée de musulmans nantis vit son Ramadhan différemment. Les hommes politiques musulmans saisissent cette occasion pour faire connaître leur religion à leurs collègues. Le vice-président Hamid Ansari a offert un dîner de l'iftar, auquel plusieurs personnalités hindoues ont été conviées, en l'honneur du Premier ministre sikh, Manmohan Singh. A Delhi, il n'y a pas beaucoup de restaurants arabes qui offrent une cuisine et un service de qualité. Le restaurant libanais Mashrabiya, logé dans le magnifique site historique de l'hôtel de luxe Ashok, dans l'enclave diplomatique de Chanakyapuri, attire des familles musulmanes aisées, résidentes ou de passage dans la capitale indienne. Lorsque le moment de l'iftar approche, le serveur baisse le volume du téléviseur qui trône au milieu de la salle. Une chaîne d'information arabe diffuse les dernières nouvelles provenant de Libye. Des clients arabophones qui suivaient le journal avec attention retournent à leur conversation. Une famille iranienne nombreuse fait son apparition et occupe une grande table réservée pour l'occasion. La forte chaleur oblige les consommateurs à renoncer à s'assoir dans la salle en plein air, préférant la partie couverte, où le mobilier et les tapisseries semblent vétustes comme le fort qui abrite le restaurant. Le menu est alléchant, mais on découvre vite que quoi qu'on commande, on vous présente les mêmes plats. Même les baklawa indiqués au menu dessert sont finis. Après le thé à la menthe insipide, arrive l'addition, qui, elle, sera très salée. Plus de quatre mille roupies, soit 66 euros environs, pour deux personnes, à peu près la moitié du salaire d'un chauffeur indien à temps plein. C'est cela l'Inde, le pays des contrastes frappants. Dehors, des clients supportent le fort taux d'humidité régnant et les moustiques insistants, pour fumer tranquillement un narghilé qui exhale un parfum de pomme et dégage des volutes de fumée épaisse qui va rejoindre le brouillard nocif qui couvre le ciel de Delhi, l'une des dix villes les plus polluées au monde, selon l'Organisation mondiale de la santé. Happy Ramzan.