Un vieil homme qui, par sa frèle silhouette, rappelle le Mahatma Gandhi, dont il s'est inspiré pour sa bataille, fait trembler le gouvernement indien depuis que des centaines de milliers de sympathisants se sont ralliés à sa cause. Sa décision de «jeûner jusqu'à la mort» a fait plier les autorités qui ont accepté de promulguer une nouvelle loi anticorruption qui donnerait tous les pouvoirs à une commission indépendante. New Delhi De notre correspondante
Ancien chauffeur dans l'armée, Anna Hazare, 74 ans, a réussi à mobiliser derrière lui des centaines de milliers de ses concitoyens décidés à en découdre avec le phénomène de la corruption qui gangrène l'économie du pays. Pendant treize jours de grève de la faim pour faire pression sur le Parti du Congrès, au pouvoir, Hazare (lire entretien El Watan du 13 mai 2011) a fait trembler le gouvernement de Manmohan Singh qui craignait que le vieil homme ne succombe à son action de protestation extrême. Les médecins, très préoccupés, avaient tenté de convaincre le militant, qui a perdu sept kilos, à se faire hospitaliser, surtout que le fonctionnement de ses reins était compromis, mais, lui, avait juré qu'il ne bougerait «pas de sa place tant que ses revendications ne seront pas satisfaites». Son sit-in permanent, tenu pas loin du Parlement, à Ramlila Maidan, baptisé par les Delhites, place Tahrir, en référence à la révolution égyptienne, est devenu un lieu de pèlerinage de milliers d'Indiens, venus de toute l'Inde, arborant des tee-shirts et des couvre-chefs à la Gandhi, portent la mention «Je suis Hazare». Même les fortes pluies de la mousson ne les ont pas dissuadés d'entreprendre le voyage. Le Parti du Congrès, qui gouverne l'Inde depuis 2004, se serait bien passé de ce bras de fer qui le fragilise davantage, surtout que son influente leader, Sonia Gandhi, est absente de la vie politique indienne, pour cause de maladie. Opérée aux USA d'un cancer, elle n'a pas encore fait son retour en Inde. Pour pallier ce vide insitutionnel, son fils, Rahul, et 3 autres dirigeants du parti ont été nommés pour gérer les affaires courantes du pays. Après avoir obtenu du Parlement un engagement officiel à prendre en considération ses recommandations pour rendre plus répressive la loi contre la corruption, Hazare a décidé, samedi soir, de mettre fin à sa grève de la faim. Quelques gorgées d'une boisson de jus de noix de coco mélangé à du miel ont annoncé, dimanche matin, la victoire de Hazare. Des milliers de ses supporters à travers les villes et villages indiens ont mis fin, eux aussi, à leur jeûne. La veille, à Delhi, le Parlement s'était engagé à respecter les points contenus dans la proposition de l'activiste, dont celui relatif à la promulgation d'une charte des citoyens qui stipulera qu'aucune personnalité politique et aucun responsable, y compris le Premier ministre, ne pourront échapper à la justice en cas d'acte de corruption avéré. Hazare veut aussi que chaque Etat fédéral ait sa propre loi anticorruption. Une bataille remportée, pas la guerre Les analystes estiment que malgré cette trève, il s'agit d'une véritable épreuve pour l'Exécutif, surtout après avoir «mal géré», jugent-ils, cette affaire au début.Anna Hazare avait été arrêté, il y a deux semaines, alors qu'il s'apprêtait à tenir une manifestation non autorisée, à Delhi. Libéré, le jour-même, il avait refusé de quitter la prison avant que le gouvernement n'autorise son jeûne et son rassemblement, et au bout de deux jours de détention «volontaire», il avait dicté des conditions aux décideurs. Entre-temps, le nombre d'Indiens qui adhèrent chaque jour à sa cause est en constante augmentation, et la vie politique du pays a été littéralement bloquée pendant plus de deux semaines. Les travaux du Parlement ont été gelés depuis le début du mouvement de protestation, et seulement, samedi, des discussions houleuses ont vu le jour entre les députés favorables au projet de Hazare et ses détracteurs. Le défi lancé par le vieil activiste au pouvoir a mis dans une situation délicate le Parti du Congrès qui a dû se plier dans ce bras de fer. Mais tous les citoyens de la plus grande démocratie au monde, même ceux farouchement opposés à la corruption, ne se reconnaissent pas dans la démarche de Hazare, accusé de faire du chantage au gouvernement et de violer les prérogatives du Parlement, seule institution habilitée à modifier la loi sur la lutte contre la corruption. Certains lui contestent sa prétendue appartenance à la philosophie de Gandhi qui prône la non-violence. Hazare, selon eux, est trop agressif dans ses revendications. D'autres voient dans ce vieil Hindou, qu'on dit proche de la droite nationaliste, un instrument de l'opposition pour déstabiliser le gouvernement. La célèbre activiste Medha Patkar (lire entretien d'El Watan du 8 janvier 2010), qui a appuyé son action, lui reproche tout de même de représenter les intérêts de la classe moyenne aisée et de ne pas parler des pauvres, des travailleurs exploités non affiliés à des syndicats, des paysans expropriés... Une autre activiste très courageuse, l'écrivaine Arundhati Roy, qui soutient la cause des séparatistes musulmans au Cachemire et dénonce les violations des droits de l'homme commises par les forces de l'ordre dans la répression de cette rébellion et de celle des insurgés communistes «naxalites», critique sévèrement Hazare. «Pourquoi ne parle-t-il pas des paysans qui se suicident car lourdement endettés ?» se demande Arundhati, ajoutant : «Il fait l'éloge des dirigeants de la droite hindoue au Goujarat, ces mêmes qui ont incité au pogrom anti-musulman de 2002.» Il faut dire que les minorités, comme les basses castes, surtout les intouchables appelés «dalits», ou les musulmans, se sentent exclus du discours de Hazare. L'imam de la grande mosquée de Delhi, Jama Masjid, Maoulana Bokhari, a même appelé les fidèles, durant son prêche de la prière du dernier vendredi du Ramadhan, «à ne pas prendre part au mouvement de Hazare». Sheeba Aslam Fahmi est une chercheuse musulmane, qui se définit «féministe islamique». Elle ne porte pas le voile. Rencontrée à la contre-manifestation tenue à Delhi le 24 août pour dénoncer la démarche de Hazare, elle nous explique : «C'est un mouvement des castes supérieures hindoues et masculines. Les catégories marginalisées dans ce pays ne sont pas représentées. C'est immoral et contre toute éthique. Cela ne tient pas compte de la diversité de la société civile indienne. Même les médias boycottent notre action. Nous existons, pourtant», se scandalise Sheeba. Les musulmans, comme les intouchables et les sikhs ne se sentent pas concernés par la bataille de Hazare et craignent que la droite ne tire profit de son action, surtout qu'il est plus proche de ce courant. Lorsqu'une personnalité musulmane avait été sollicitée par l'activiste pour prendre part à son combat, cette dernière avait décliné l'invitation en s'insurgeant, à juste titre, contre l'étiquette de «modérée» dont on l'avait affublée. «Pourquoi, quand on parle des autres communautés, des autres partis, on n'emploie jamais le terme ‘‘modéré'' uniquement lorsqu'il s'agit des musulmans. Il y a là, manifestement, une intention délibérée d'insinuer que tous les autres musulmans sont ‘‘extrémistes'', puisque, moi, je suis parmi les rares ‘‘modérés''.» Un autre activiste hindou participe, lui aussi, à la contre-campagne de Hazare. Il nous affirme que «seulement 10% de la population indienne est victime de corruption, 90% a d'autres problèmes, ils ont besoin de nourriture, de vêtements, d'emploi...» Mais le vieil Hazare, fort du gigantesque mouvement de solidarité dont il jouit au sein de la société indienne, va son chemin contre vents et marées et savoure, de son lit d'hôpital, l'ambiance festive des nombreux rassemblements qui se tiennent dans toutes les régions d'Inde, depuis hier, pour célébrer «la victoire de Hazare». Ce dernier tient toutefois à préciser qu'il a «suspendu seulement» son jeûne et que sa prochaine bataille sera lancée lors de la campagne électorale pour exiger que les candidats condamnés ou faisant l'objet de poursuites judiciaires soient exclus de la course au Parlement.