Après les violentes émeutes qui ont ébranlé cet été la quiétude saharienne de Djanet, Tamanrasset et Béchar Djedid, c'est désormais au tour d'une ville du nord, Arzew, de renouer, l'espace de deux journées enflammées, avec le cycle sanglant de l'émeute/répression. L'an dernier, de pareilles explosions sociales avaient éclaté dans d'autres régions du pays, à l'instar de Ghardaïa et de Ouargla. Par-delà le lieu et le moment, c'est tout à la fois le choix des cibles désignées à chaque fois par l'action émeutière et son pendant, le discours anti-Etat véhiculé par celle-ci, qui fournissent le motif d'une interrogation sur les rapports existant, en Algérie, entre l'Etat et la société : quel Etat pour quelle société ? Comment définir l'Etat algérien du point de vue de la sociologie politique ? Si l'on se tient à la définition canonique, celui-ci serait tout simplement inexistant, tant cette bureaucratie impersonnelle, dotée d'une légitimité légale-rationnelle, exerçant le monopole de la contrainte physique légitime et de la fiscalité, s'avère introuvable. Doit-on pour autant se résoudre à épouser l'argument de l'« échec de l'Etat importé » ? Le fait que l'Etat accuse un lourd déficit moderne et éthique ne signifie pas forcément que celui-ci n'est plus rien d'autre qu'une machine administrative suspendue sur le corps social. En postulant l'extranéité sociale de l'Etat algérien comme idiome politique sans cesse reproduit depuis la « milice des corsaires » jusqu'aux « généraux de l'Armée », le paradigme tombe inévitablement dans les travers de l'interprétation essentialisante : le déficit de centralisation étatique n'est pas synonyme d'extranéité ; du reste, l'Etat n'est pas le régime politique. Pour résoudre ce problème, Lahouari Addi a soutenu avec force la thèse de l'Etat néo-patrimonial. Le concept de « néo-patrimonialisme » présente il est vrai un avantage incontestable, celui de subsumer les pratiques gouvernementales qui consacrent la confusion entre le domaine public et la chose privée. Suivant cette ligne d'intellection, l'Etat algérien est bel et bien « néo-patrimonial ». En tant que notion attrape-tout, le « néo-patrimonialisme » pèche cependant par ambiguïté : s'agit-il, à y bien voir, d'une variante ou d'une résurgence du « patrimonialisme » ? Si le « patrimonialisme » constitue un « idéal-type » à part entière, le « néo-patrimonialisme » est, quant à lui, un « type mixte ». Or, un « type mixte » ne peut pas, épistémologiquement parlant, être un « type idéal ». Comment caractériser par conséquent cet Etat, tout à la fois objet d'une prédation itérative de haut en bas de l'échelle sociale et cible d'une violence émeutière réitérée de part et d'autre du pays ? Un phénomène fortement ambivalent a éreinté ces différentes grilles de lecture : l'enchâssement de l'Etat dans la société. Levons une équivoque : l'enchâssement de l'Etat dans la société n'est en rien synonyme d'intégration de la société dans l'Etat. A l'inverse de l'Etat moderne, l'Etat algérien est, lui, habité sinon encapsulé par les logiques sociales de la prédation, de la « marchandisation » des rapports sociaux et des pratiques corruptives, etc. Il paye ainsi ici les frais du système de gouvernement : les stratégies primordiales (régionalisme, népotisme, etc.), les logiques de clientèles et le déficit criant de constitutionnalisme l'empêchent de s'ériger en pouvoir pleinement institutionnalisé, différencié de la société. Dans ce contexte, les rapports qu'entretient l'Etat avec les individus et les groupes sociaux sont moins impersonnels que particularistes, plus fortement marqués par un régime de faveurs que par l'élargissement de la sphère de la légalité. Le clientélisme, en tant que mode d'allocation de ressources et de régulation de la rareté, tend précisément à intégrer ces groupes sociaux à l'Etat ; dans son creuset s'opèrent diverses transactions sociales où il est le plus souvent question de monnayer des pouvoirs, de négocier des ressources, d'échanger des faveurs. La force de ces liens faibles repose sur les réseaux qui procurent à leurs membres un capital différencié de relations sociales. Voilà pourquoi Etat et société s'avèrent structurellement enchâssés via appareils et réseaux interposés ; l'un étant en définitive le miroir grossissant de l'autre. « Nous n'avons ni Etat ni société », dit en substance un adage kabyle : l'Etat, perçu comme émanation de la société civile (de Hegel), est inopérant ; la société, appréhendée comme « une aventure de coopération en vue de l'avantage mutuel » (de Rawls), n'est pas davantage efficiente.