L'écrivain algérien, Abdelkader Djemaï, ressuscite par la fiction le modèle de Matisse à Tanger. Son nouveau roman, Zorah sur la terrasse, aborde un fragment de vie du monument universel des arts plastiques, Henri Matisse. Né en 1869 et décédé en 1954, ce maître de la peinture, également dessinateur et sculpteur, fut l'une des grandes figures de l'art moderne. Chef de file de l'Ecole du fauvisme, il fut le rival mais aussi l'ami de Picasso. Mais ce n'est pas sous l'angle de l'histoire de l'art que Abdelkader Djemaï aborde ce pionnier des nouvelles expressions du XXe siècle. Avec un point de vue très original, il sort des sentiers balisés par les innombrables biographies et livres d'art consacrés à l'artiste. Abdelkader Djemaï part d'une situation, quelque peu cocasse, pour nous entraîner sur les pas de Matisse à Tanger. Grand voyageur, Matisse a visité nombre de pays au début du dernier siècle ce qui le mènera en Algérie, en Italie, en Allemagne, au Maroc, en Russie, aux Etats-Unis, à Tahiti toujours à la recherche de sources d'inspirations, de situations, de personnages et de couleurs notamment. En Algérie, c'est à Biskra qu'il posera son chevalet au cours de l'année 1906. Fasciné par la ville de Tanger, entre Méditerranée et Atlantique, Afrique et Europe, il y séjournera entre 1912 et 1915. Tout commence dans la maison familiale de Abdelkader Djemaï, en face d'une vieille photographie de son grand-père, Miloud. Ce portrait sépia ressemble étrangement à celui de Henri Matisse. Cette coïncidence physique aiguise la curiosité de l'auteur et le pousse à aller voir du côté des voyages effectués par l'artiste-peintre en Afrique du Nord et notamment des tableaux qui sont nés de ses pérégrinations. C'est ainsi qu'il nous apprend que Matisse est arrivé à Tanger le 30 janvier 1912. Il va y passer sept mois et, de ce fructueux voyage au Maroc, il va en tirer plus d'une vingtaine de toiles, une soixantaine de dessins et plusieurs carnets d'étude (dessins, esquisses…). Cette moisson impressionnante d'oeuvres se retrouve notamment au musée Matisse de Nice, ville où l'artiste décéda. A Tanger, Matisse se perd dans les dédales de la ville, refaisant les parcours de ses prestigieux prédécesseurs et compatriotes, Delacroix et Saint Saëns. Des couleurs et des lumières particulières surgissent de partout pour venir s'imprimer dans ses tableaux enchanteurs. L'artiste sature ses tableaux de fenêtres, les ouvrant à des yeux assoiffés de lignes distordues et de traits puérils et enchanteurs. Et dans cette passionnnante recherche de formes et de lumières, Matisse, pourtant engagé dans le mouvement moderne, ne déroge pas à la règle des peintres orientalistes. Il lui faut à tout prix son modèle autochtone. Ainsi, la petite Zorah, qui introduit un peu de joie dans la vie triste des hommes seuls, devient sa muse. Djemaï décrit avec douceur comment se font les rencontres entre l'artiste et son modèle : «Avec Amélie, vous avez employé un stratagème pour vous introduire dans le bordel où travaillait Zorah. Vous avez sollicité la patronne pour qu'elle vous laisse utiliser la terrasse interdite aux hommes et où, discrètement, votre modèle venait, entre deux clients, vous rejoindre. La présence de votre épouse sur les lieux provoqua naturellement des remous». Bien sûr, la postérité n'a pas retenu Zorah, simple modèle, petite marocaine des débuts du siècle dernier emportée par la marée basse de la misère, corps sublimé et désincarné et, finalement, objet d'une peinture originale et émérite mais fondamentalement marquée par l'exotisme. Et voilà, la péripatéticienne maghrébine réhabilitée sous la plume de Djemaï pour lui restituer en quelque sorte son existence et la faire sortir du tableau. Se faisant, il répare une injustice, celle qui a fait que les historiens de l'art, encore à ce jour, ne retiennent que Lydia D, la Russe comme ayant compté dans la vie artistique de Matisse en tant que muse et modèle. L'auteur dans cette «biographie» atypique réussit, de temps en temps, à greffer des tranches de vie de son grand-père par des détours impromptus par son enfance et le village Mangin, non loin d'Oran, puis l'installation dans cette ville de lumière, qui a brassé tant de civilisations et d'immigrants. Ses réminiscences de l'école et les émois d'une âme sensible donnent à l'œuvre de Djemaï une dimension humaine et généreuse qui rompt avec la littérature nombriliste qui prolifère en France. Abdelkader Djemaï. Zorah sur la terrasse. Ed. Le Seuil, Paris, 2010.