A Diar El Kef, une cité des plus sinistres surplombant Bab El Oued et où un jeune vient de faire les frais d'une intervention policière ratée, des dizaines de familles vivent entassées dans des F1. Ces logements de transit font l'objet, depuis 2001, d'une opération de requalification qui peine à progresser, alors que les habitants s'impatientent de bénéficier enfin d'un logement digne n Un scénario à la «Diar Echems» est à craindre, en l'absence d'une véritable prise en charge de ce dossier. Cela fait des années que je n'ai pas eu un moment intime avec ma femme, lâche un locataire de la cité Diar El Kef. Sur les hauteurs de Bab El Oued, surplombant le quartier Triolet et faisant face au cimetière d'El Kettar trône cette cité populaire attenante à la Carrière Jaubert (devenue ECAVA, entreprise des carrières de la ville d'Alger). La barre hideuse qui s'étale telle une plaie urbaine est sans doute l'une des cités les plus sinistres de la capitale. En témoigne son nom qui signifie littéralement «la cité du précipice». Le quartier, qui relève de la commune de Oued Koriche, vient d'être secoué par un drame violent après qu'un adolescent de 17 ans, faisant les frais d'une grossière bavure policière, eut trouvé la mort d'une balle dans la tête. C'était le 15 septembre dernier. Le décor est chaotique. Apocalyptique. Un polar à ciel ouvert. Sans jeu de mots facile, la cité aurait très bien pu s'appeler «Diar El Kehf» (oui, par allusion à «ahl el kehf», « les gens de la Caverne », cités dans le Coran), tellement les cages qui y tiennent lieu de logements ressemblent plutôt à des niches troglodytes. D'ailleurs, ses habitants sont les premiers à les comparer à des cellules de prison, surtout lorsqu'on se représente la surface de ces trous à rats qui n'excède guère les 13 mètres carrés. «Les gens qui logent dans le cimetière d'en face ont un meilleur sort que nous», tempête un habitant de l'immeuble. Si un partie des bâtiments a été rénovée dans le cadre de l'opération de requalification du quartier initiée en 2001, ce n'est pas le cas de la deuxième moitié de ce pâté d'immeubles qui conservent encore leur couleur argile d'avant, lui conférant un aspect grisâtre et lugubre. Des toilettes collectives transformées en salon Ainsi, le bâtiment D est dans un état de délabrement défiant toute description. Les murs, totalement décharnés, ne sont pas même enduits d'une couche de ciment. Les logements, tous des F1 à l'origine, ressemblent plutôt à des prisons sans matons dans lesquelles s'entassent des familles entières, dans une insupportable promiscuité. «J'ai une progéniture nombreuse, entre filles et garçons, qui ont tous dépassé l'âge de la puberté. Ils dorment côte à côte, dans une pièce minuscule, en frôlant le péché», susurre un père de famille, déplorant les conditions d'un inceste programmé. Un autre lâche : «J'ai honte de recevoir des invités. D'ailleurs, je vis très mal l'Aïd et les jours de fête.» Ammi Mohamed, dessinateur en bâtiment à la retraite et ancien employé des ex-Carrières Jaubert, nous fait visiter son petit appartement. A l'origine un F1, il a dû grignoter sur les toilettes collectives pour avoir un peu d'espace, et les toilettes de se transformer en salon. Une seule fenêtre permet d'aérer un tant soit peu l'étroit logis. «Je vis ici avec mes trois enfants ainsi que ma fille et son mari. Tous les logements de l'immeuble sont aménagés de la même manière, à savoir une petite pièce et une loggia, sans cuisine ni salle de bain», dit ammi Mohamed, avant de lancer, dépité : «Je vis ici depuis 1959. Avant, nous habitions dans des baraquements à Climat de France. Et c'est De Gaulle qui nous a fait loger ici dans le cadre du Plan de Constantine.» «On attend aujourd'hui un autre De Gaulle pour nous offrir un logement décent», peste-t-il encore, avant de marteler : «Tous les locataires du bâtiment D sont arrivés en même temps que moi. Nous sommes les plus anciens de la cité Diar El Kef et nous sommes les derniers à être servis. C'est injuste ! Ce sont plus de 300 familles qui végètent dans les mêmes conditions.» Même le soleil boude Diar El Kef Fait paradoxal : la vue depuis la «cité du précipice» est imprenable. Un joli panorama qui s'estompe vite dès que le regard bute sur l'un de ces taudis mal éclairés, peu aérés et humides. Même le soleil boude la cité-dortoir. Une nuée d'antennes paraboliques hérisse la façade, disputant l'espace au linge pendu tout au long des murs. La télé reste, en effet, la seule bouche d'aération de ces ghettos urbains.Dehors, l'éradication d'un bidonville nommé «Sonatro», jouxtant le quartier, a laissé place à un no man's land jonché de gravats et de détritus. «Qu'est-ce que nous représentons pour nos responsables ? Sommes-nous des Algériens ou bien des Gitans ?», fulmine ammi Amar, un des plus anciens locataires, cadre à l'administration du port d'Alger aujourd'hui à la retraite. «Ils nous ont jetés ici et puis ils nous ont oubliés. Il faut savoir qu'à l'origine, ces logements étaient des logements de transit. Et nous sommes tombés dans le provisoire qui s'éternise. Moi j'ai participé à la guerre d'Indépendance et je n'ai rien demandé en retour. J'exige simplement mes droits. La Constitution garantit un toit à chaque Algérien. Quelle dignité reste-t-il quand des gens sont réduits à loger dans des sanitaires ?» Quand nous lui demandons combien d'enfants il a, ammi Amar rétorque, sourire en coin : «L'équipe nationale!» Et de confirmer : «J'ai 11 enfants. Je vous laisse le soin d'imaginer notre situation.» Les habitants du bâtiment D s'interrogent surtout sur la suite de l'opération de requalification, dont la dernière phase remonte à novembre 2009 (lire encadré). «On nous a promis des appartements décents tout en restant dans le quartier, mais on ne voit toujours pas le bout du tunnel», dit ammi Mohamed. Effet de l'opération tiroir, le bâtiment C est complètement éventré depuis qu'il a été vidé de ses habitants. «Ces logements désossés sont devenus une poche de délinquance», s'indigne un voisin du D. «Ces niches abritent désormais tous les voyous du coin. Les choses les plus inimaginables s'y produisent. La nuit, on ne peut pas circuler tranquillement. C'est la Colombie, ici. Il y a un climat d'insécurité certain. Et quand on va se plaindre auprès de la police, on nous dit : nous on ne peut pas monter. Débrouillez-vous ! Ils attendent peut-être qu'on leur ramène des cadavres pour réagir.» «El Carière : Houma mahrouga » D'autres locataires, notamment les plus jeunes, s'élèvent contre une certaine stigmatisation systématique dont la cité Diar El Kef fait l'objet. Un jeune riposte : «Pourquoi, dès qu'on prononce le mot ‘El Carière' (allusion à la carrière qui a donné son nom au quartier), les gens disent : ‘Abababa ! C'est tous des sauvages ! La drogue, la prostitution, les agressions, pullulent là-bas.' Pourtant, il y a plus de drogue à Hydra qu'ici, et pour la prostitution, elle prospère dans les hautes sphères et dans les quartiers chics de la ‘kiada'. Diar El Kef est devenu un quartier grillé (houma mahrouga). Il faut arrêter de nous coller des étiquettes.» Notre interlocuteur nous fait visiter son logis. Les marches de l'escalier qui y mène ont carrément sauté par endroits. Le gîte est un minuscule studio aux dimensions d'un cachot. Pendant ce temps, un camion chargé de bouteilles de gaz butane débarque. Les pensionnaires de la cité se ruent vers lui pour recharger leurs bouteilles. Car, évidemment, il n'y a pas de gaz de ville à Diar El Kef... Evoquant la rentrée sociale, ammi Mohamed dira : «Les familles ont dû affronter tout à la fois, les dépenses du Ramadhan, celles de l'Aïd puis celles de la rentrée scolaire. C'est trop ! Mon fils avait ramené des vêtements pour l'Aïd afin de les revendre pour des clopinettes. Il a une liste de crédit longue comme ça.»A un moment donné, un homme couvert de poussière de la tête aux pieds fait irruption.Il travaille à l'ECAVA, qui reste l'un des principaux pourvoyeurs d'emplois dans le quartier. «Les conditions de travail sont extrêmement pénibles», résume-t-il. «Et nos conditions de vie sont encore plus dures. Figurez-vous que je suis obligé de faire sortir toute ma famille pour pouvoir prendre une douche», se plaint-il. «Nous, ce qu'on conteste, c'est le fait que les opérations de relogement aient privilégié des gens qui sont de loin moins prioritaires que nous qui attendons notre tour depuis 1959.Ce sont toujours ‘el barania' (les étrangers) qui passent devant les vrais Algérois», proteste un représentant du quartier.Les habitants de Diar El Kef languissent de voir l'opération de requalification bouclée. En toile de fond, le syndrome de Diar Echems et le risque de voir le cycle des émeutes à répétition embraser à nouveau les quartiers pauvres de la capitale. Le Plan de Constantine a vécu. Place au «plan d'Alger»…