Voir Diar El kef et Mourir El Watan, 3 octobre 2010 A Diar El Kef, une cité des plus sinistres surplombant Bab El Oued et où un jeune vient de faire les frais d'une intervention policière ratée, des dizaines de familles vivent entassées dans des F1. Ces logements de transit font l'objet, depuis 2001, d'une opération de requalification qui peine à progresser, alors que les habitants s'impatientent de bénéficier enfin d'un logement digne n Un scénario à la «Diar Echems» est à craindre, en l'absence d'une véritable prise en charge de ce dossier. Cela fait des années que je n'ai pas eu un moment intime avec ma femme, lâche un locataire de la cité Diar El Kef. Sur les hauteurs de Bab El Oued, surplombant le quartier Triolet et faisant face au cimetière d'El Kettar trône cette cité populaire attenante à la Carrière Jaubert (devenue ECAVA, entreprise des carrières de la ville d'Alger). La barre hideuse qui s'étale telle une plaie urbaine est sans doute l'une des cités les plus sinistres de la capitale. En témoigne son nom qui signifie littéralement «la cité du précipice». Le quartier, qui relève de la commune de Oued Koriche, vient d'être secoué par un drame violent après qu'un adolescent de 17 ans, faisant les frais d'une grossière bavure policière, eut trouvé la mort d'une balle dans la tête. C'était le 15 septembre dernier. Le décor est chaotique. Apocalyptique. Un polar à ciel ouvert. Sans jeu de mots facile, la cité aurait très bien pu s'appeler «Diar El Kehf» (oui, par allusion à «ahl el kehf», « les gens de la Caverne », cités dans le Coran), tellement les cages qui y tiennent lieu de logements ressemblent plutôt à des niches troglodytes. D'ailleurs, ses habitants sont les premiers à les comparer à des cellules de prison, surtout lorsqu'on se représente la surface de ces trous à rats qui n'excède guère les 13 mètres carrés. «Les gens qui logent dans le cimetière d'en face ont un meilleur sort que nous», tempête un habitant de l'immeuble. Si un partie des bâtiments a été rénovée dans le cadre de l'opération de requalification du quartier initiée en 2001, ce n'est pas le cas de la deuxième moitié de ce pâté d'immeubles qui conservent encore leur couleur argile d'avant, lui conférant un aspect grisâtre et lugubre. Des toilettes collectives transformées en salon Ainsi, le bâtiment D est dans un état de délabrement défiant toute description. Les murs, totalement décharnés, ne sont pas même enduits d'une couche de ciment. Les logements, tous des F1 à l'origine, ressemblent plutôt à des prisons sans matons dans lesquelles s'entassent des familles entières, dans une insupportable promiscuité. «J'ai une progéniture nombreuse, entre filles et garçons, qui ont tous dépassé l'âge de la puberté. Ils dorment côte à côte, dans une pièce minuscule, en frôlant le péché», susurre un père de famille, déplorant les conditions d'un inceste programmé. Un autre lâche : «J'ai honte de recevoir des invités. D'ailleurs, je vis très mal l'Aïd et les jours de fête.» Ammi Mohamed, dessinateur en bâtiment à la retraite et ancien employé des ex-Carrières Jaubert, nous fait visiter son petit appartement. A l'origine un F1, il a dû grignoter sur les toilettes collectives pour avoir un peu d'espace, et les toilettes de se transformer en salon. Une seule fenêtre permet d'aérer un tant soit peu l'étroit logis. «Je vis ici avec mes trois enfants ainsi que ma fille et son mari. Tous les logements de l'immeuble sont aménagés de la même manière, à savoir une petite pièce et une loggia, sans cuisine ni salle de bain», dit ammi Mohamed, avant de lancer, dépité : «Je vis ici depuis 1959. Avant, nous habitions dans des baraquements à Climat de France. Et c'est De Gaulle qui nous a fait loger ici dans le cadre du Plan de Constantine.» «On attend aujourd'hui un autre De Gaulle pour nous offrir un logement décent», peste-t-il encore, avant de marteler : «Tous les locataires du bâtiment D sont arrivés en même temps que moi. Nous sommes les plus anciens de la cité Diar El Kef et nous sommes les derniers à être servis. C'est injuste ! Ce sont plus de 300 familles qui végètent dans les mêmes conditions.» Même le soleil boude Diar El Kef Fait paradoxal : la vue depuis la «cité du précipice» est imprenable. Un joli panorama qui s'estompe vite dès que le regard bute sur l'un de ces taudis mal éclairés, peu aérés et humides. Même le soleil boude la cité-dortoir. Une nuée d'antennes paraboliques hérisse la façade, disputant l'espace au linge pendu tout au long des murs. La télé reste, en effet, la seule bouche d'aération de ces ghettos urbains.Dehors, l'éradication d'un bidonville nommé «Sonatro», jouxtant le quartier, a laissé place à un no man's land jonché de gravats et de détritus. «Qu'est-ce que nous représentons pour nos responsables ? Sommes-nous des Algériens ou bien des Gitans ?», fulmine ammi Amar, un des plus anciens locataires, cadre à l'administration du port d'Alger aujourd'hui à la retraite. «Ils nous ont jetés ici et puis ils nous ont oubliés. Il faut savoir qu'à l'origine, ces logements étaient des logements de transit. Et nous sommes tombés dans le provisoire qui s'éternise. Moi j'ai participé à la guerre d'Indépendance et je n'ai rien demandé en retour. J'exige simplement mes droits. La Constitution garantit un toit à chaque Algérien. Quelle dignité reste-t-il quand des gens sont réduits à loger dans des sanitaires ?» Quand nous lui demandons combien d'enfants il a, ammi Amar rétorque, sourire en coin : «L'équipe nationale!» Et de confirmer : «J'ai 11 enfants. Je vous laisse le soin d'imaginer notre situation.» Les habitants du bâtiment D s'interrogent surtout sur la suite de l'opération de requalification, dont la dernière phase remonte à novembre 2009 (lire encadré). «On nous a promis des appartements décents tout en restant dans le quartier, mais on ne voit toujours pas le bout du tunnel», dit ammi Mohamed. Effet de l'opération tiroir, le bâtiment C est complètement éventré depuis qu'il a été vidé de ses habitants. «Ces logements désossés sont devenus une poche de délinquance», s'indigne un voisin du D. «Ces niches abritent désormais tous les voyous du coin. Les choses les plus inimaginables s'y produisent. La nuit, on ne peut pas circuler tranquillement. C'est la Colombie, ici. Il y a un climat d'insécurité certain. Et quand on va se plaindre auprès de la police, on nous dit : nous on ne peut pas monter. Débrouillez-vous ! Ils attendent peut-être qu'on leur ramène des cadavres pour réagir.» «El Carière : Houma mahrouga » D'autres locataires, notamment les plus jeunes, s'élèvent contre une certaine stigmatisation systématique dont la cité Diar El Kef fait l'objet. Un jeune riposte : «Pourquoi, dès qu'on prononce le mot ‘El Carière' (allusion à la carrière qui a donné son nom au quartier), les gens disent : ‘Abababa ! C'est tous des sauvages ! La drogue, la prostitution, les agressions, pullulent là-bas.' Pourtant, il y a plus de drogue à Hydra qu'ici, et pour la prostitution, elle prospère dans les hautes sphères et dans les quartiers chics de la ‘kiada'. Diar El Kef est devenu un quartier grillé (houma mahrouga). Il faut arrêter de nous coller des étiquettes.» Notre interlocuteur nous fait visiter son logis. Les marches de l'escalier qui y mène ont carrément sauté par endroits. Le gîte est un minuscule studio aux dimensions d'un cachot. Pendant ce temps, un camion chargé de bouteilles de gaz butane débarque. Les pensionnaires de la cité se ruent vers lui pour recharger leurs bouteilles. Car, évidemment, il n'y a pas de gaz de ville à Diar El Kef… Evoquant la rentrée sociale, ammi Mohamed dira : «Les familles ont dû affronter tout à la fois, les dépenses du Ramadhan, celles de l'Aïd puis celles de la rentrée scolaire. C'est trop ! Mon fils avait ramené des vêtements pour l'Aïd afin de les revendre pour des clopinettes. Il a une liste de crédit longue comme ça.»A un moment donné, un homme couvert de poussière de la tête aux pieds fait irruption.Il travaille à l'ECAVA, qui reste l'un des principaux pourvoyeurs d'emplois dans le quartier. «Les conditions de travail sont extrêmement pénibles», résume-t-il. «Et nos conditions de vie sont encore plus dures. Figurez-vous que je suis obligé de faire sortir toute ma famille pour pouvoir prendre une douche», se plaint-il. «Nous, ce qu'on conteste, c'est le fait que les opérations de relogement aient privilégié des gens qui sont de loin moins prioritaires que nous qui attendons notre tour depuis 1959.Ce sont toujours ‘el barania' (les étrangers) qui passent devant les vrais Algérois», proteste un représentant du quartier.Les habitants de Diar El Kef languissent de voir l'opération de requalification bouclée. En toile de fond, le syndrome de Diar Echems et le risque de voir le cycle des émeutes à répétition embraser à nouveau les quartiers pauvres de la capitale. Le Plan de Constantine a vécu. Place au «plan d'Alger»… Mustapha Benfodil Farid Oumahamed, élu à l'APC de Oued Koriche «Nous avons été accaparés par l'éradication des bidonvilles» Taille du texte normaleAgrandir la taille du texte le 03.10.10 | 03h00 Réagissez Sollicité à propos de la situation préoccupante de la cité Diar El Kef, Farid Oumahamed, un élu FFS de la commune de Oued Koriche, a d'abord tenu à rappeler le contexte historique dans lequel cette cité HLM a vu le jour : «La cité Diar El Kef, comme nombre de cité similaires, a été érigée en 1957 en même temps que la cité Pérez ou encore la cité des 200 Colonnes de Climat de France. La cité Diar El Kef était un centre de recasement destiné principalement à loger les travailleurs de la Carrière Jaubert.» Et de s'étaler sur l'opération de requalification du quartier : «Cette opération, dont la première phase a démarré en septembre 2001, revêtait à la fois une dimension sociale et historique en faisant le choix de sauver un patrimoine au lieu de le démolir. Cette intervention a commencé avec le bâtiment A et a touché quelques 137 familles qui ont été relogées à Tixeraïne et à Draria et a permis la rénovation de 74 logements. Cette première phase a été confiée à un bureau d'études algérien, le cabinet FAUR. C'était une première en Algérie. Cela a permis ainsi d'obtenir des appartements plus spacieux, des F2, des F3 et des F4, à partir du jumelage des anciens F1.» La deuxième phase de l'opération de requalification, poursuit notre interlocuteur, a concerné le bâtiment B. Celle-ci a été entamée en 2004 et a permis de reloger sur place une partie des familles évacuées. La troisième phase s'est attelée à refaire les appartements du bâtiment B et à vider le bâtiment C, toujours selon le même principe : une partie des locataires sont déplacés vers les appartements réhabilités, le reste sont affectés vers de nouveaux logements sociaux. Farid Oumahamed reconnaît toutefois que ces transferts de population ne se sont pas toujours passés sans heurts. «Des émeutes ont éclaté à la suite de ces opérations puisque beaucoup voulaient rester sur place avec l'espoir d'avoir un appartement plus spacieux dans la même cité. Mais quand ils ont vu que les nouveaux F3 et F4 étaient en vérité des appartements étriqués n'excédant pas les 60 mètres carrés, ils ont consenti à changer d'air en bénéficiant de logements plus confortables.» Aujourd'hui, la situation est en stand-by au détriment des locataires des blocs D et E qui s'estiment les plus lésés, d'autant plus lésés qu'ils se disent les plus anciens. Concernant les lenteurs accusées par l'opération de requalification dans son ultime phase, sachant que les choses n'ont pas bougé depuis près d'une année, Farid Oumahamed dira : «Un avis d'appel d'offre devrait être lancé. Nous avons été accaparés par l'éradication des habitations précaires, qui est un vrai casse-tête. Nous avons recensé plus de 1000 baraques dans la seule commune de Oued Koriche et la gestion de ces bidonvilles est fastidieuse. Elle se fait malheureusement au détriment des habitants des cités. Donc, si nos concitoyens veulent que les choses s'accélèrent pour eux, ils devraient coopérer et ne plus laisser de baraques pousser aux abords de leur cité.» Et de conclure : «Nous attendons la finalisation des études portant sur la réhabilitation des bâtiments évacués. Vous savez, ce ne sont pas des interventions simples. On ne peut pas casser des murs sans courir le risque de faire des dégâts.» Mustapha Benfodil Ces ghettos où se fabrique l'échec scolaire… Taille du texte normaleAgrandir la taille du texte le 03.10.10 | 03h00 Réagissez Walid, 14 ans, est élève en 3e année du cycle moyen au CEM Aït Ouerdja. Elève assidu et très futé, il nous confie que les conditions, dans le ghetto de Diar El Kef, sont tout simplement insoutenables. «Je ne peux pas me concentrer à la maison. On est une famille nombreuse tassée dans un petit espace. Entre la télé, mes frères et sœurs qui piaillent et tout le boucan du quartier, si tu espères étudier tranquillement, oublie ! Pour réviser mes cours, je suis obligé de chercher refuge à la mosquée Etawba, qui est juste à côté», dit Walid, les yeux pétillants. Sur la dizaine d'adolescents en âge d'aller à l'école que nous avons interrogés, ils étaient nombreux à nous confier qu'ils avaient arrêté prématurément leur scolarité. Bien sûr, tous ne le vivent pas comme une fatalité, mais comme le dit un locataire d'un certain âge, «si nos enfants continuent à aller à l'école, c'est un miracle !» Djillali a 21 ans et a abandonné ses études en 9e AF. Il a suivi ensuite un stage de formation professionnelle à Ben Aknoun, comme apprenti tôlier. «Mais jusqu'à ce jour, je n'ai pas trouvé de travail. Dès que les employeurs voient Diar El Kef, ils se rétractent, yahagrouna bel âyne, comme si nous étions des pestiférés.» Comme nombre de jeunes de son âge, Djilali n'à qu'une idée en tête : partir. «Le quartier compte pas mal de harraga», assure-t-il. Quand nous l'interrogeons sur sa disponibilité à prendre le large s'il en avait la possibilité, il nous toise d'un air narquois avant de lancer : «Bidoun taâliq (sans commentaire) !» Azzeddine, 16 ans, fait également partie de la cohorte des exclus du système scolaire à Diar El Kef. «J'ai quitté l'école en 2e année moyenne. Pourtant, j'étais assez bon élève», affirme-t-il. Quand nous lui demandons pourquoi, Azzeddine lâche : «T'complexite. J'étais complexé. Le prof, dès qu'il voit un enfant d'El Carière, il lui réserve un traitement différent.» Comprenez : discriminatoire. Azzedddine a une particularité : il est doué pour le foot. D'ailleurs, il arbore un t-shirt aux couleurs de Newcastle. Il a même fait ses classes avec les minimes de l'USMA, avant de rejoindre les cadets de ce club prestigieux. «Je suis un bon ailier droit. Mais malheureusement, je n'ai pas réussi à percer. Dans ce milieu aussi, il faut avoir de la ‘maârifa', il faut avoir ‘lektef', il faut être épaulé. Et il ne faut surtout pas dire que tu es de Diar El Kef. Sinon, il faut payer pour avoir sa place.» Madjid, un congénère de Azzeddine, est une autre victime de l'échec scolaire organisé. Après avoir redoublé, il a fini par jeter l'éponge : «Les gens de Diar El Kef sont mal vus à l'école. Les profs, les surveillants, le directeur ne nous aiment pas. Quand il y a une bagarre dans la cour de l'école, on est toujours les premiers à être punis. Il y avait une prof qui me regardait avec mépris en classe, alors un jour, je lui ai répondu. Lazem tredjel. Il faut que tu te conduises en homme. Elle m'a dénoncé au directeur. Après, j'ai dû quitter, je n'en pouvais plus. Quand tu vois des enseignants proférer des grands mots et des insultes contre nous, kech ma qaâd ?» Petite anecdote édifiante rapportée par un ex-potache : «Le CEM du coin s'appelle Aït Ouerdja, nous, on l'a rebaptisé ‘Aït Khardja' parce que les élèves y restent à peine quelque temps et ils gagnent la sortie. » Mustapha Benfodil