Le 8 octobre 1990, la presse indépendante algérienne, encore balbutiante, s'enrichit d'un nouveau titre. Un groupe de journalistes s'engage dans une aventure exaltante. Les Algériens découvrent enfin El Watan dans les kiosques, dont le contenu tranche avec les écrits d'El Moudjahid. Vingt ans après, il peut paraître assez présomptueux de consacrer à cet événement tout un supplément de 32 pages. La halte est pourtant indispensable, en ces moments de questionnements et de grande incertitude pour la presse algérienne. Les vingt premières années de la vie du journal ont été intenses, dures, palpitantes... L'aventure intellectuelle se mue, dans l'urgence, en un journalisme de combat, de résistance. L'Algérie, à cette époque, est traversée par des bouleversements majeurs dont elle n'a pas la maîtrise. Après la chute du mur de Berlin, la disparition des régimes communistes d'Europe de l'Est, l'affaiblissement du mouvement des non-alignés, l'islamisme politique gagne du terrain, porté par une sourde lutte d'influence entre le régime des mollahs de Téhéran et le wahhabisme. La société gronde. Les Algériens manquent de liberté et de travail. Le modèle politique porté par Boumediène se fissure. Faute de réformes à temps, la déflagration est inévitable. C'est la rue qui forge le destin du pays. L'ouverture politique conçue dans l'urgence favorise l'émergence de la presse indépendante. C'est une exceptionnelle aubaine pour les journalistes, mobilisés au sein du Mouvement des journalistes algériens (MJA), de faire avancer la liberté de presse encore inexistante. Nous nous infiltrons dans la brèche. A défaut de pouvoir réformer El Moudjahid, très contrôlé par la bureaucratie d'Etat et les forces de l'immobilisme, des journalistes, dont la plupart sont des membres actifs du MJA, créent El Watan, en s'appuyant sur les dispositions décidées par le Premier ministre, Mouloud Hamrouche. C'est le printemps de la presse, sur fond de tensions politiques. Un journalisme de liberté fleurit à l'ombre des baïonnettes et des sermons religieux. Nous avions l'opportunité de donner vie aux valeurs pour lesquelles beaucoup de nos collègues s'étaient investis des décennies durant. Désormais, preuve est faite que les Algériens étaient mûrs pour accéder à une information digne, vraie, honnête. L'explosion journalistique permet aux fondateurs d'El Watan de donner la pleine mesure de leur talent journalistique, de s'initier à la gestion... Notre quotidien est adopté par l'opinion publique pour la rigueur dans le traitement de l'information, la qualité de ses reportages, le sérieux de ses analyses... En quelques mois, il est incontournable dans le paysage médiatique. Il n'y a pas de sujet tabou ; les Algériens matraqués par la langue de bois et le journalisme lénifiant découvrent des écrits critiques, émancipés... En janvier 1992, l'arrêt du processus électoral assombrit le pays. Le FIS s'engage massivement dans le terrorisme. Le journaliste devient un acteur de la vie politique. Il est forcé par les événements à prendre position. Fidèle à ses valeurs de combat pour la démocratie et à sa mission d'informer, El Watan choisit la voie la plus difficile, celle qui le mettra en opposition avec les pouvoirs en place et l'islamisme politique. Aux tentatives d'assassinat des groupes terroristes, se greffe la répression brutale du pouvoir. Nous nous rendions au bureau la peur au ventre, sans savoir si ce jour sera celui d'un attentat, avec le macabre décompte de journalistes assassinés auxquels nous avons juré fidélité, ou de l'arrestation d'un reporter ou de la censure du journal. C'était notre droit et notre devoir de nous battre pour préserver notre espace d'indépendance, même si nous n'étions pas totalement compris, lorsqu'au plus fort de la violence islamiste, El Watan insistait pour que la question des droits de l'homme soit à l'ordre du jour. Face à tous les périls, nous nous battions pour faire sortir le journal tous les jours. Nous étions à la fois la proie du terrorisme intégriste, mais aussi l'une des cibles privilégiées du pouvoir. La détermination et la résistance ont forgé la personnalité d'El Watan. Nous sommes toujours habités par cette profonde conviction que le journalisme indépendant joue un rôle essentiel dans notre société.Dès les premiers mois du lancement du titre, la lancinante question de la santé financière du journal était posée. Un journalisme critique ne peut pas dépendre de l'Etat pour l'impression, la publicité et la diffusion du journal. Nous avons pris conscience, au fil des épreuves, que l'indépendance éditoriale ne peut être assurée que par une autonomie financière. Les pressions politiques, celles des puissances d'argent et des milieux d'affaires sont inévitables. Le besoin de construire une entreprise de presse sur des bases matérielles et industrielles solides nous a conduits à mobiliser des ressources financières appréciables, qui s'est matérialisé par l'achat de rotatives en partenariat avec El Khabar, bon nombre de titres de la presse algérienne sont d'ailleurs aujourd'hui tirés dans ces imprimeries qui sont gérées selon les règles commerciales et financières les plus strictes. Notre parcours est fondé sur le labeur au quotidien. El Watan est né et a grandi dans une culture de la résistance et de l'indépendance, pour que les règles d'or du journalisme d'information, à savoir l'honneteté, la précision, l'équilibre et l'impartialité soient une réalité dans notre pays. 20 ans après, ce parcours prend un nouvel élan...