Depuis février dernier, les services de sécurité sont en état d'alerte maximum à Tamanrasset, la ville frontalière du nord du Mali et du Niger, deux régions en proie à une forte activité de terroristes, contrebandiers et narcotrafiquants. Tamanrasset. De notre envoyée spéciale Si les services de sécurité maintiennent toujours la pression, les professionnels du tourisme, les plus touchés par la situation, ne comprennent pas cette inquiétude et vont jusqu'à douter d'une quelconque menace sur la région. Pourtant, celle-ci est bel et bien réelle, si l'on se réfère aux propos d'un officier de la région : «Des informations ont fait état d'un projet d'enlèvement de touristes au Tassili. Ces données étaient crédibles, puisque nous avions arrêté des personnes chargées de la logistique.» Notre interlocuteur précise que l'attentat a été déjoué à la dernière minute grâce à la vigilance des forces de sécurité : «L'endroit ciblé est très fréquenté par les touristes. Nous avons été obligés de les évacuer pour ne prendre aucun risque, en attendant d'arrêter tous les éléments du groupe.» Mais chez les professionnels du tourisme, cette intervention a néanmoins suscité l'incompréhension, voire la colère : «Pourquoi des mesures aussi importantes et brutales ont-elles été prises sans que nous soyons informés ? Sommes-nous aussi fous pour mettre en péril la vie des touristes ? Nous connaissons parfaitement la région et si nous avions ressenti la moindre menace, nous aurions nous-mêmes refusé d'aller sur les sites à risque. En 1993, lorsque la situation a commencé à se détériorer, nous avons nous-mêmes pris la décision de ne plus ramener de touristes, jusqu'en 2000», déclare M. Hamdaoui, président de l'Association des agences de tourisme de Tamanrasset. Entouré d'une vingtaine de représentants des agences locales, il explique pendant des heures les «conditions très difficiles» dans lesquelles les professionnels du tourisme exercent à Tamanrasset. «Des touristes en bivouac ont été embarqués à bord d'hélicoptères militaires pour être acheminés vers la ville ; d'autres ont été interdits d'accès à de nombreux sites et certains ont été sommés de rebrousser chemin, sur la route Tamanrasset-Djanet, pour des raisons sécuritaires. Nous n'avons jamais été destinataires d'un quelconque document officiel notifiant ces mesures», déclare M. Hamdaoui. Une réaction que l'officier des services de sécurité «ne comprend pas». Pour lui, les événements qui secouent le nord du Mali et du Niger «sont suffisants pour mettre tout le monde en état d'alerte. Vous savez très bien qu'avec les rançons, les terroristes sont suffisamment riches pour offrir des sommes alléchantes à certains employés d'agences en contrepartie d'une quelconque information sur la localisation de touristes pour en faire des otages». Etat d'alèrte
Il rappelle que les mesures restrictives, décidées en février dernier, avaient été prises alors qu'un Français, M. Germaneau, venait d'être enlevé et exécuté par ses ravisseurs, quelque temps après, à la suite de l'opération militaire mauritano-française au nord du Mali. «Le dispositif mis en place et le démantèlement des réseaux de soutien ont poussé les terroristes à agir là où l'on s'y attendait pas. Ils ont attaqué, en juillet dernier, une unité de gardes-frontières en patrouille à proximité de la bande frontalière avec le Mali, dans la région de Tinzaouatine, faisant onze victimes», indique notre interlocuteur. Ce qui a justifié le maintien des mesures «draconiennes» et «le refus catégorique» de rouvrir les sites touristiques et la route Djanet-Tamanrasset fermés aux touristes. Mieux, dès l'enlèvement des sept employés d'Areva à Arlit, au nord du Niger, la frontière avec ce pays a été carrément fermée, et ce, pendant une semaine, avant d'être rouverte «mais au compte-gouttes et uniquement aux ressortissants des deux pays», nous dit-on. «La tension est montée d'un cran à la suite de ce rapt et les militaires ont mis la pression sur les agences, dont les employés sont désormais surveillés. La suspicion et les restrictions imposées ont compromis la saison touristique et l'annulation des vols charters du tour-operator français Point Afrique a été comme un coup de grâce porté au tourisme balbutiant», souligne Mohamed, un cadre de l'administration locale. Il regrette que la commission de sécurité, présidée par le wali, n'associe pas les représentants des agences de tourisme de la région «pour plus de transparence», car, ajoute-t-il, la sécurité concerne tous les citoyens et non pas uniquement les militaires, les gendarmes et les policiers. Avis que partagent de nombreux notables touareg avec lesquels nous nous sommes entretenus. Ces derniers ne voient pas d'un bon œil l'installation, à Tamanrasset, d'un comité commun des chefs d'état-major des armées de la Mauritanie, du Mali et du Niger, même si au fond, ils ne croient pas à des résultats probants sur le terrain. «Le terrorisme s'est installé dans la région grâce à l'argent et ne pourra en être chassé que par l'argent. Il faut que les Etats, y compris le nôtre, comprennent que la misère et la situation d'abandon que subissent les populations locales sont le terreau qui nourrit le recrutement au sein des groupes terroristes. Pour renverser la situation, il faut donner aux jeunes les chances d'une vie meilleure», déclare un notable d'une tribu targuie. Entouré de plusieurs membres de sa communauté, il exprime son inquiétude de voir ce qui se passe au nord du Mali et du Niger contaminer les régions sud du pays, notamment Tamanrasset qui, selon lui, s'est transformée ces dernières années en un véritable eldorado pour le blanchiment de l'argent de la drogue et de la contrebande, fléaux qui évoluent dans le sillage du terrorisme dont ils profitent pour assurer la sécurité du produit du crime. Tam, eldorado du blanchiment de l'argent de la contrebande et de la drogue La situation d'insécurité dans la région n'a fait que multiplier les gains de plus en plus énormes de personnes qui, il y a quelques années seulement, étaient à la limite de la pauvreté. Ces nouveaux riches sont reconnaissables aux nombreuses somptueuses villas qui poussent comme des champignons, çà et là, sans éveiller les soupçons des services du fisc. Une virée au quartier Sersou Ferraille, au centre de Tamanrasset, permet de constater de visu qu'une multitude de constructions à étages dénotent d'un goût assez porté sur un luxe d'un autre genre. De l'extérieur, certaines maisons ne paient pas de mine, mais il suffit que les lourds portails métalliques s'ouvrent pour qu'apparaissent les signes de richesse. De la faïence d'importation sur les murs, des colonnes et des dalles de sol en marbre, des climatiseurs de dernière génération dans chaque coin des pièces, des lustres en cristal, des meubles venus certainement d'Europe… bref tout pour garnir un espace sans être regardant sur les prix. Trafic en tout genre Dès la nuit tombée, des voitures de luxe et des 4x4 des plus puissants et récents stationnent dans les ruelles étroites qui séparent les pâtés de maison. «Le soir, le quartier devient un lieu de rencontre des fraudeurs et des ripoux en tout genre. Ils négocient les affaires, les prix, la drogue, etc. Vous voyez cette Corolla blanche ? C'est celle d'un militaire. Et l'autre, un 4x4 Toyota, appartient à un ancien élu. L'homme qui est assis à côté du chauffeur est un policier. Vous voyez, je vous ai dit qu'il y a de tout et, parfois, il est même dangereux de s'y aventurer. Jamais les services de sécurité n'ont osé faire des descentes dans le quartier, alors qu'ils savent que toutes ces richesses sont le fruit de la drogue, de la contrebande et du trafic d'armes. Certains propriétaires n'avaient aucun sou il y a à peine cinq ou six ans. D'où ont-ils eu tout cela ?», lance Saâd, notre accompagnateur. Il a très peur. Il panique à chaque fois que des hommes enturbannés nous fixent du regard. Saâd semble connaître bon nombre d'entre eux. Il a servi de chauffeur à un contrebandier qui, une fois devenu trop riche, s'est installé à Oran où il a ouvert une société d'importation. «Je suis certain que cette société est une couverture. L'argent qu'il s'est fait ici avec la fraude lui permet de vivre et de faire vivre ses enfants sur plusieurs générations. Il a même fait dans le trafic d'armes et de drogue. Devant lui, Hadj Bettou est un enfant de chœur. Aujourd'hui, il est devenu un hadj auquel beaucoup vouent respect et abnégation dans l'Oranie», note Saâd. Il nous fait faire le tour de Tam, une ville qui croule sous les ordures que broutent des troupeaux de chèvres. «La saleté prend du terrain chaque jour sans que les autorités ne lèvent le doigt. La fraude est devenue le seul secteur d'activité qui ne s'est jamais arrêté. La drogue dure se vend comme des petits pains dans chaque coin de rue. Les services de sécurité sont concentrés sur la lutte antiterroriste laissant la ville entre les mains des trafiquants», déclare Saâd d'une voix éteinte. La température en cette journée dépasse exceptionnellement les 36 degrés. L'avenir compromis
Saâd ne veut plus nous accompagner à In Guezzam : «Vous allez faire plus de 400 km pour rien. Les services de sécurité ne vous laisseront pas poursuivre la route vers le Niger. Ils l'ont fermée juste après l'enlèvement des sept étrangers au nord du Niger. Ils ne laissent passer que quelques ressortissants nigériens et algériens qui justifient leur déplacement. J'ai moi-même accompagné quelqu'un qui a dû rebrousser chemin», précise Saâd. Cette situation ne le réjouit pas. Il voit son avenir compromis, lui qui travaille pour une agence de voyages comme chauffeur. Depuis que les militaires ont interdit aux touristes l'accès à de nombreux sites et que Point Afrique, le tour-operator français, a annulé ses charters sur le Sud, Saâd a très peur. «Habituellement, à cette période, je ne m'arrête pas. Mais là, je n'ai pas eu un seul travail. Je me roule les pouces et l'agence risque même de fermer», lance-t-il tristement. Le pessimisme de Saâd est légitime. Le tourisme saharien est en train de subir les dommages collatéraux du terrorisme et des décisions unilatérales prises par les autorités pour réglementer un secteur qui vient juste de reprendre son souffle. Le décret du Premier ministre, Ahmed Ouyahia, régissant l'activité des agences de voyages et de tourisme, est senti par l'ensemble des professionnels de la région du Sud comme un coup de grâce : «Pour nous, ce texte est venu casser l'élan d'une activité d'un secteur pourvoyeur d'emplois. Ici, les gens sont pauvres. Ils vivent la misère. Le tourisme constitue, pour eux, une bouffée d'oxygène qui nourrit leurs enfants et leur permet de se fixer et de préserver leur cheptel. Qu'allons-nous leur offrir une fois que le tourisme sera fermé ? Ils seront obligés de faire ce que certains habitants du nord du Mali et du Niger ont fait : s'allier aux terroristes ou aux trafiquants de drogue. Nous ne voulons pas rééditer le scénario des jeunes de Djanet, qui ont pris les armes et attaqué un avion militaire. Il a fallu l'intervention des notables de la région pour les faire revenir à la raison et se rendre. Fort heureusement, ils ont écouté leurs aînés, mais allons-nous être écoutés cette fois-ci ? Je ne le pense pas. Les jeunes de Tamanrasset se sentent totalement marginalisés. Il y a un quartier qui a pour nom Kandahar, et Dieu seul sait ce qui s'y passe de jour comme de nuit. Si nous avons pu retenir tout un pan de ces jeunes à l'écart, c'est parce que le tourisme est pour eux une fenêtre sur le monde. Vous la leur fermez, ils réagiront de la manière la plus violente», lance M. Labir, président de l'APW de Tamanrasset et responsable de l'agence Dromadaire. «Nous avons de tout temps attiré l'attention du wali sur ces questions, mais il n'y avait pas de répondant. Nous pouvons reprendre la situation en main pour peu que les autorités apprennent à associer les représentants locaux lorsqu'il s'agit de décider de l'avenir de la collectivité», conclut l'élu. En dépit des propos inquiétants des uns et des réponses rassurantes des autres, Tamanrasset donne l'image d'une ville que se disputent des trafiquants en tout genre qui blanchissent le produit de leurs crimes, et des terroristes qui n'attendent que l'occasion pour faire parler d'eux et isoler davantage la région.