C'est l'histoire d'un mariage (presque) raté entre un capitaine d'industrie et le pouvoir. On est loin de Citizen Kane. Ça se rapproche plutôt d'un péplum oriental : intrigues de palais et coups bas entre vizirs et calife ! Ou comment le plus puissant acteur de l'édition privé en Algérie, le patron du Salon international du livre d'Alger, Smail Ameziane, tomba en disgrâce et trouva autour de lui, plus de porteurs de couteaux que d'alliés reconnaissants. Et pourtant ! L'indice de la chute a été cette incroyable bévue du directeur des éditions Casbah, commissaire du SILA, réputé appuyé par des décideurs de l'ombre et la ministre de la Culture herself. Cet été, Ameziane annonce que les éditeurs égyptiens ne seront pas invités au SILA. «C'est par respect pour les joueurs et pour les gens qui ont été maltraités au Caire lors de la rencontre entre l'équipe nationale de football et son homologue égyptienne que cette décision a été prise, le contraire aurait été de la pure provocation», a-t-il argumenté. Coup de tonnerre en haut lieu. Alger avait tout fait pour enterrer la brouille avec le Caire, avec, en prime, la visite du président Hosni Moubarak en Algérie début juillet ! Hors de lui, le président exige de la ministre de réparer les dégâts : fin septembre, la très officielle agence APS annonce la participation au SILA de la Bibliothèque d'Alexandrie. Ameziane l'apprend comme tout le monde. C'est un véritable camouflet pour le protégé de Khalida Toumi. Fin de l'histoire ? Non. «On attendait beaucoup de Smail, confie, dépitée, une source anonyme du ministère de la Culture. Depuis le dernier SILA, il nous a beaucoup déçus.» Pour analyser ce désamour qui paraît soudain, il faut revenir une dizaine d'années en arrière. Au début des années 2000, les pouvoirs publics voulaient relancer le SILA et lui donner une aura réellement internationale et surtout une dimension professionnelle. Un beau compromis L'Algérie voulait raffermir cette image de pays qui retrouve la paix civile, capable d'organiser de gros événements culturels. Un gros pari. «L'Etat voulait déléguer à des privés de l'édition l'organisation du SILA, révèle notre source officielle. Nous sommes une lourde machine bureaucratique pas du tout habituée à la gestion, au marketing et puis, pour l'image à l'extérieur du pays, cela fait moins peur de voir des éditeurs organiser le SILA plutôt que le ministère.» Le choix du commissaire du SILA sous la présidence de l'ANEP, organisme public d'édition et de publicité qui fournira la logistique et accessoirement le cachet officiel, s'est donc «naturellement» porté sur Smail Ameziane, président du Syndicat national des éditeurs de livres. Un beau compromis. Peu habitué à être sur le devant de la scène, le patron des éditions Casbah se retrouve sous les feux de la rampe… avant les tirs de feux croisés. Car Ameziane est avant tout un patron. «Un très bon», témoigne un éditeur qui l'a longtemps côtoyé. L'homme, fils d'un typographe et imprimeur, maîtrise la chaîne de l'édition comme personne et possède un flair managérial affûté. «C'est un entrepreneur, au sens premier du terme : il a pris des risques considérables en lançant l'une des premières maisons d'édition privées en 1990, devenue une grande entreprise avec un excellent catalogue et une réputation internationale. Il a bâti une entreprise solide, avec une dimension ‘‘familiale'' et a su s'entourer de collaborateurs de grande qualité, par exemple les équipes pédagogiques pour les livres scolaires et ses comités de lecture réputés très pointus», poursuit l'éditeur qui résume : «C'est une vraie compétence.» En 1993, il prend la présidence du SNEL jusqu'en 2008, date à laquelle les autres éditeurs le font tomber. Première disgrâce. Mais l'homme tient bon et lance une autre organisation : le Forum des éditeurs. Il doit rester coûte que coûte «le» représentant du métier en Algérie, sinon, ses ennemis fragiliseraient sa légitimité de commissaire du SILA et le beau compromis cité plus haut volerait en éclat. Numéro 1 de l'édition Que lui reprochent ses confrères réellement ? «Son non-respect de la collégialité dans le syndicat, le conflit d'intérêt entre un éditeur et un patron de salon du livre, ses dividendes grâce aux marchés publics du livre, etc.», s'empresse d'accuser un autre éditeur. «Ce que ses anciens amis éditeurs lui reprochent vraiment c'est plutôt de ne pas partager le gâteau avec eux !», nuance une source au fait des dossiers des marchés d'édition octroyés par le minisætère de la Culture lors de l'Année de l'Algérie en France, Alger capitale de la culture arabe, le Panaf, etc. «Or maintenant, Ouyahia a déclenché un audit sur ces marchés, et la source va bientôt se tarir, poursuit notre source. Personne n'est blanc dans ces histoires, mais la vraie bourde d'Ameziane est d'avoir manqué de diplomatie avec les éditeurs algériens, les étrangers et surtout… la presse. Il se sent trop exposé aux critiques et réagi, du coup, excessivement», raconte un de ses anciens collaborateurs. «Il n'a pas mené campagne contre les Français et les Egyptiens par élan patriotique, il défend ses intérêts de producteur algérien. A défaut d'une importation des livre, qui sera le numéro un de l'édition en Algérie ? C'est lui», explique un éditeur. Certains assurent que c'est le dernier SILA de Smail Ameziane comme commissaire. Khalida Toumi aurait fini par le lâcher face aux critiques de toutes parts depuis le SILA 2009. «Le pire est qu'on revienne à la gestion exclusivement étatique du SILA, à travers, par exemple, le tout nouveau Centre national du livre ou un autre organisme», regrette un éditeur. Retour dans le giron de l'Etat donc. Et Ameziane ? «En bon capitaine d'industrie, il saura rebondir. Il a les reins solides, Casbah existe toujours… et ses clients aussi», conclut notre source, avec un petit sourire en coin.