Dans cet entretien qu'il a bien voulu accorder à El Watan Economie, le ministre de l'Agriculture et du Développement rural, Rachid Benaïssa a esquissé la politique à venir de son département face aux multiples défis auxquels fait face le secteur agricole en Algérie. De l'autosuffisance alimentaire en passant par la régulation du marché des produits agricoles et les difficultés que rencontrent bon nombre de filières agricoles, toutes les questions qui font l'actualité ont été passées en revue. - La régulation du marché des produits agricoles occupe une place importante dans la politique sectorielle tracée ces dernières années. Quels sont les principaux objectifs escomptés en la matière ? D'une manière générale, il y a deux raisons qui font que la régulation des produits agricoles occupe une place importante : la première c'est que la nature des choses fait que les productions agricoles sont saisonnières. La seconde, c'est qu'en face de cette offre saisonnière, nous avons une demande permanente et en expansion. Donc, il faut qu'il y ait des dispositifs qui permettent l'approvisionnement régulier du marché et aussi aux agriculteurs de travailler sans avoir peur pour leurs revenus, ce qui implique de multiples actions intervenant sur le stockage, la transformation ou des soutiens divers pour répondre à des demandes particulières. Donc, la régulation consiste en ce faisceau de mesures qu'il faut mettre en combinaison pour assurer une offre permanente. Ces actions s'expriment de différentes manières, que ce soit par des incitations au stockage et au déstockage, à la mise en place des unités de transformation, de séchage, de conditionnement, de révision de calendrier ou de plantation. Tout ce faisceau de mesures doit être dynamique et appelle les différents acteurs à agir en professionnels pour aller vers le principal objectif qui est la stabilisation des marchés et la préservation des intérêts des agriculteurs. Mais dans l'ensemble, la régulation reste une affaire de personnes.
- Certes, d'importantes mesures ont été prises ces deux dernières années, comme le Syrpalac ou le nouveau barème des subventions agricoles, mais pourquoi la vulnérabilité plane toujours sur les filières stratégiques ? Il y a plusieurs éléments d'explication pour cette situation. Tout d'abord, il faut savoir qu'il y a une multitude d'intervenants qui sont du secteur privé dans leur majorité. Ces derniers agissent en fonction de leurs intérêts. Le premier message que nous voulons transmettre à ces acteurs c'est de leur faire comprendre que nos dispositifs d'accompagnement et nos soutiens vont en direction des opérateurs qui orienteront leurs actions vers la stabilisation du marché. - Mais dans l'agriculture, il n'y a pas uniquement l'intérêt de l'opérateur, il y a aussi le consommateur qu'il faut protéger contre les comportements spéculatifs. N'y a-t-il pas nécessité à renforcer les dispositifs du contrôle en la matière ? Toutes les mesures prises pour la régulation du marché tendent vers cet objectif. D'abord, essayons de sensibiliser l'ensemble des intervenants sur la nécessité d'agir en professionnels à travers des campagnes d'explication, d'information, des formations et aussi par des incitations. Une fois les règles sont établies, il est clair que les instruments de contrôle et les rappels à l'ordre seront mis en place dès que l'intérêt de la collectivité est menacé. C'est-à-dire rappeler à l'ordre certains ou utiliser des méthodes pour les inciter à se mettre dans une logique plutôt professionnelle. Dans le Syrpalac, par exemple, c'est toute cette panoplie de mesures dont il est question. - Concrètement, comment peuvent intervenir ces rappels à l'ordre dans une filière comme le lait, par exemple, où les transformateurs brandissent parfois la menace d'arrêter la production ? D'abord il faudrait que les règles soient connues, ensuite nous essayons, chaque fois qu'il est possible, de pousser à la contractualisation des rapports entre les différents acteurs et définir le cadre dans lequel chacun doit assumer sa mission. C'est-à-dire, chaque intervenant doit respecter les autres acteurs de la filière et se fixer des objectifs. C'est pour cela que pour la filière lait que vous citez, nous essayons de mettre en place un dispositif pour créer des conditions d'un développement durable et structurel de cette filière. Il n'y a pas d'autres solutions. Ceux qui veulent faire de ce travail leur métier, à savoir les vrais professionnels, ils ont toujours eu notre soutien, et là, je ne parle pas des intervenants conjoncturels qui apparaissent quand il y a un climat favorable pour disparaître après. Quand un opérateur investit des milliards pour monter une unité de transformation de lait, il est clair qu'il doit en même temps, et sûrement il le fait, réfléchir à son approvisionnement en matières premières. De notre côté, les transformateurs qui s'approvisionnent en matières premières locales, en lait cru, ont un certain nombre d'avantages en termes de primes. Prochainement, la prime des laiteries qui travailleront exclusivement avec du lait cru passera de 4 DA à 7,5DA/litre. Pour ce qui est de la poudre de lait dont on parle, il ne faut pas oublier que les privés importent de la poudre pour leurs besoins de transformation et là ils sont libres de le faire et les produits laitiers sont mis sur le marché à prix libres. En 2009, l'Algérie a consommé près de 5 milliards de litres, dont 4 milliards de litres sous forme de lait de consommation et un milliard sous forme de produits laitiers. 3,5 milliards de litres ont été mis sur le marché à prix libre et il n'y a que 1,5 milliard de litres qui ont été mis sur le marché à prix administré et c'est uniquement cette dernière quantité qui passe par l'ONIL. Sur ce 1,5 milliard de litres, une moitié est produite par les unités de transformation du secteur public et l'autre moitié par des laiteries privées. Si l'on compare cette quantité à l'ensemble du marché de lait, il n'y a pas de pénurie. Quand le prix de la poudre augmente sur le marché international beaucoup de laiteries cherchent à s'approvisionner uniquement à prix subventionné et il est établi qu'elles utilisent souvent cette poudre pour la fabrication d'autres produits alors que la poudre fournie par l'ONIL est destinée exclusivement à la production du lait pasteurisé en sachet de 25 DA. Alors, on ne peut pas continuer à faire de «yoyo » et la politique que nous avons tracée en la matière donne la priorité à la production locale et la rationalisation de l'utilisation de la poudre subventionnée par l'Etat. Voilà donc les enjeux dont l'opinion publique doit être informée. Nous n'acceptons pas qu'un transformateur prenne en otage les citoyens pour tenter d'avoir plus de poudre subventionnée. Des dispositions seront prises et en même temps nous encourageons les transformateurs qui privilégient la production locale. Je sais que c'est difficile parce que la filière est complexe mais il faut agir en professionnel. Et je répète que personne n'a le droit de prendre en otage les citoyens. Nous agirons toujours pour que les relations soient de plus en plus claires et transparentes pour sortir de cette répartition de quotas qui a été décidée à un moment donné parce que la pression était là. - Mais en dépit d'une production laitière locale importante, la collecte demeure le maillon faible de la chaîne. Y a-t-il des mesures qui sont envisagées pour justement renforcer davantage l'intégration du lait cru ? Actuellement, nous attribuons 5 DA/litre pour la collecte et 4 DA sur chaque litre intégré par les laiteries dans la transformation et nous sommes prêts à aller jusqu'à 7,5 DA/litre pour les laiteries qui travailleront uniquement avec le lait cru. Nous avons également plusieurs soutiens au niveau des élevages pour augmenter la production nationale, que ce soit en matière d'alimentation, de génisses ou de santé animale. Toute cette batterie de mesures est faite pour augmenter la production locale et sa valorisation. C'est vrai que cela demande du travail, un redéploiement et des recrutements pour l'encadrement, mais c'est ça l'avenir. Il ne faut pas perdre de vue que les crises alimentaires peuvent se reproduire. Il ne faut pas bâtir la filière uniquement sur la facilité. Malheureusement, certains opérateurs pensent souvent à la facilité sinon ils ne sont pas contents. Ceux-là doivent savoir qu'aucune filière ne peut être économiquement viable si elle bâtie sur la facilité. - En parlant des conjonctures de crise, depuis quelques mois, les principaux produits agricoles flambent sur le marché international. L'Algérie est-elle prête pour faire face à toute éventuelle reproduction de la conjoncture de 2007-2008 ? C'est une raison de plus pour élargir chaque fois la prise de conscience collective autour de ces enjeux. Les produits alimentaires d'une manière générale sont devenus un enjeu stratégique sur le marché mondial. Nous avons vécu en 2007-2008 une flambée sans précédent sur les céréales et le lait. Il a fallu une forte intervention pour maintenir les prix internes. Nous avons vu également que certains pays avaient refusé de vendre leurs produits, comme le riz dans les pays asiatiques. Cette année, la Russie a interdit l'exportation des céréales. La crise risque de se reproduire à n'importe quel moment. Toutes ces épreuves doivent servir de leçons pour tenter de couvrir le maximum des besoins par la production locale. C'est pour cela que nous demandons aux transformateurs de s'impliquer davantage dans la production nationale au lieu de compter uniquement sur les importations. - Mais la tension est déjà là. Il y a la filière avicole qui subit actuellement les conséquences de la flambée des cours du maïs sur le marché mondial…. Pour les aviculteurs, il y a le maïs qui a augmenté et quand les opérateurs de la filière tirent la sonnette d'alarme, il faut trouver des réponses adéquates mais il faut aussi que nos interventions aient un effet sur le produit fini, le poulet et les œufs. Donc, il ne faudrait pas prendre un seul maillon de la chaîne et négliger les autres volets. C'est dans cette perspective que nous pensons que la solution est dans la démarche triangulaire avec l'élaboration de contrats entre les éleveurs, les abattoirs et les producteurs d'aliments. Cette démarche garantira aux éleveurs l'approvisionnement en aliments et des débouchés pour leurs produits à des prix acceptables. Actuellement, le débat est ouvert pour la mise en œuvre de cette démarche, cependant nous accompagnons ces producteurs avicoles à moderniser leurs élevages et améliorer la production. - Des financements à hauteur de 1 000 milliards de dinars sont alloués à l'agriculture pour la période 2010-2014. Un programme ambitieux, certes, mais les spécialistes sont nombreux à suggérer la nécessité de commencer par le bilan du PNDA pour ne pas retomber dans les mêmes erreurs du passé. Qu'en pensez-vous ? Le bilan du PNDA a été fait. Il faut savoir que les nouvelles mesures qui viennent d'être prises n'ont pas été arrêtées au hasard. Des leçons ont été tirées et nous avons rectifié le tir à travers la nouvelle démarche qui est mise en œuvre. Le moment le plus fort de la nouvelle stratégie a été l'annonce par le président de la République en février 2009 de la politique de renouveau agricole et rural. Quand il a annoncé que nous avons 200 milliards de dinars par année, il nous a donné plus de visibilité sur les cinq années à venir. Or, ces montants représentent uniquement l'argent public destiné beaucoup plus à la prise en charge des subventions, les incitations à l'amélioration de la production et au développement du secteur. Mais il y a aussi les fonds privés qui sont engagés sous forme d'investissements parce qu'il faut savoir que c'est le secteur privé qui prédomine dans l'agriculture en Algérie. - Justement, quel est le volume global des subventions agricoles en Algérie et comment les situer comparativement aux autres pays du bassin méditerranéen ? Nous mettons 130 milliards de dinars par année pour l'intensification de la production agricole. Nous avons également 60 milliards DA par année pour le soutien au développement rural. Il y a aussi 24 milliards DA pour le renforcement des capacités humaines et techniques dans les différentes filières. Il y a également d'autres soutiens à l'agriculture provenant des autres secteurs, à l'instar des projets soutenus dans le cadre de l'Ansej et tous les investissements dans l'industrie agroalimentaire. Donc le soutien à l'agriculture c'est l'ensemble de ces interventions qui se situent à hauteur de 10% du budget de l'Etat chaque année. Pour ce qui est des rapports que vous faites avec les autres pays, il faut comparer les choses comparables. Parce qu'il faut analyser dans le détail ces soutiens pour constater que nous avons des filières fortement subventionnées et d'autres qui le sont moins. - Y a-t-il une éventualité de revoir cette politique de subvention dans la perspective des préparatifs de l'adhésion de l'Algérie à l'OMC ? Pour les cinq années à venir, et c'est ça le message fort qu'a exprimé le président de la République en 2009 à Biskra, il faut donner de la visibilité. Donc, cet effort déployé sera maintenu pour avoir une meilleure visibilité et nous attendons qu'il y ait une contrepartie sur le terrain dans l'espoir de réussir dans cette tentative. - Concernant le dossier de l'effacement des dettes, vous avez déclaré que le dossier est déjà clos, mais qu'il y a toujours des agriculteurs qui espèrent bénéficier de ces mesures, à l'image des agriculteurs qui ont investi dans le cadre de l'Ansej ou de l'ex-Salem. Y a-t-il cette possibilité d'élargir l'effacement des dettes à ces catégories ? Le principe de base c'est que ceux qui émargent dans d'autres types de soutien ne peuvent pas être intégrés dans ce dispositif sinon ça serait des sommes faramineuses que l'Etat devrait mobiliser. L'idée de l'effacement de la dette a été lancée pour venir au secours des agriculteurs qui, durant cinq ou six années, ont subi les effets de la sécheresse ou des inondations dans certains cas et qui n'arrivaient plus à poursuivre leur activité. Ces dettes ont été évaluées à 41 milliards de dinars, dont 37 milliards ont été effectivement effacés pour 77 000 agriculteurs. Voici ce que je peux dire à ce sujet. - Où en est-on avec le dossier de la générale des concessions agricoles ? L'idée de la mise en valeur des terres par la concession a été lancée dans l'objectif d'augmenter notre surface agricole. La manière dont a été géré ce dossier a, bien sur, mis en évidence plusieurs dysfonctionnements. Plusieurs enquêtes ont été menées, des responsabilités ont été identifiées. Il y a eu le passage de l'inspection générale des finances, des contrôles du ministère, des dossiers ont été expertisés. Maintenant, notre démarche consiste à régler les litiges qui peuvent l'être et là où il y a eu des dépassements des mesures seront prises. Aujourd'hui, une commission mixte des ministères de l'Agriculture et des Finances prend en charge l'ensemble de ces dossiers et nous saurons quelle suite à donner à cette affaire dès que l'ensemble des dossiers est expertisé. - La gestion du foncier a connu une étape importante avec la loi 10-03, mais ces nouvelles dispositions ne concernent que 2,5 millions d'hectares du domaine privé de l'Etat. Y aura-t-il de nouvelles mesures pour protéger le reste du foncier agricole qui représente quelque 6 millions d'hectares, dont une grande partie relève de la propriété privée ? Il y a eu d'abord la loi portant orientation agricole en 2008. La nouvelle loi sur le foncier est venue pour codifier la gestion des terres agricoles du domaine privé de l'Etat. En parallèle, nous avons l'ONTA (office national des terres agricoles, ndlr) qui est en train de se structurer pour gérer non seulement les terres du domaine privé de l'Etat, mais aussi des terres privées d'une manière à ce que cet office joue le rôle d'instrument privilégié de gestion de la politique foncière. Actuellement, un fichier de l'ensemble des terres agricoles est en cours d'élaboration pour garantir une meilleure protection et de sécurisation des terres. - Mais souvent l'extension urbaine et la révision des instruments d'urbanisme se font au détriment des terres agricoles… La protection des terres est inscrite dans la loi portant orientation agricole. Le président de la république a donné instruction sur l'ensemble des règles qu'il faudra respecter. Il y a eu d'autres instructions du Premier ministre pour renforcer la protection des terres. Lors de l'installation des walis, le premier message qui leur a été adressé est la préservation des terres agricoles comme outil de travail nécessaire pour améliorer notre sécurité alimentaire. Bien sûr, il faut toujours trouver des équilibres pour permettre d'équilibrer le développement des différents secteurs.