Hacène Saâdi (*) En d'autres temps, d'autres lieux, d'autres mœurs, il aurait été tout à fait possible, pour quelqu'un dont la veine poétique est problématique, de multiplier les chances qui vont inéluctablement entraîner le déclenchement du processus, ou du souffle créateur, de trouver au hasard des lieux, des circonstances, des rencontres opportunes, le déclic pour son inspiration et de se lancer ainsi dans l'écriture poétique ou romanesque — qu'elle soit faite de poèmes en tant que tels, de prose poétique ou de poésie en prose, ou tout simplement d'une belle prose — pour non pas combler un manque, mais surtout pour répondre à un besoin esthétique qui s'impatiente, qui urge et qui ne trouve pas souvent d'issue heureuse pour s'exprimer pleinement. Il y a des pays, des villes, des villages en montagne, des sociétés qui se prêtent à merveille pour ce genre d'exercice, dans le sens où l'on pourrait choisir à sa guise un lieu dans la tranquillité d'une paix recherchée, désirée, pour s'adonner à cette activité tout en menant une vie espérée, attendue. L'on se surprend, très souvent, à rêver à ce genre de vie, et ce rêve est d'autant plus fort que notre vie présente est on ne peut plus terne, irrémédiablement écrasée par la grisaille d'un environnement social réduit à une population qui vit au ras de l'existence, sans espoir, sans rêve, sans avenir, à part une promesse combien hypothétique, pour une vie dans l'au-delà. Dès lors, la personne qui se trouve coincée par sa naissance ou par un quelconque mauvais choix social, va vivre à travers le seul espoir de partir un jour quelque part, n'importe où, pourvu qu'elle soit loin de ces contraintes sociales, souvent infernales, qui lui pèsent tant, et pouvoir enfin s'occuper de choses dont elle a toujours rêvées. Est-il encore possible, de nos jours, de caresser un tel rêve, de s'élever à un tel idéal ? N'est-ce pas la voie grande ouverte aux vaines chimères, en pensant écrire des livres ou des romans dans un style de poètes ou de grands auteurs des siècles passés, dans un monde où la majorité écrasante des générations actuelles s'adonne à une consommation forcenée de l'information via Internet, les «chats» et les échanges à travers «Facebook», et toute sorte de surfing (navigation) gavant d'un trop plein d'informations qui accapare l'esprit, et aussi éphémère qu'inutile, les vrais clones de la société du XXIe siècle, et qui signifie la mort annoncée du livre ? Le tableau de la situation de l'écriture romanesque ou poétique est encore plus sombre que ne le suggèrent les lignes précédentes. Que faire ? Comment s'en sortir ? La solution de facilité consiste à tomber dans le jeu, combien dénaturé et aux antipodes d'un idéal d'écriture, des romanciers de l'éphémère qui végètent dans la littérature des bons sentiments, des fausses inspirations, ou de la politique-fiction. La littérature n'a jamais et ne fera jamais bon ménage avec les bons sentiments qui trempent dans le social, le politique et la morale du citoyen moyen. Un grand nombre d'écrivains de ce pays – et du monde arabe en général – de la dernière décennie tombent dans ce péché facile d'écrire à la hâte, avec la soudaineté de pensée journalistique faite d'un bric-à-brac de formules, de clichés et d'idées reçues, sur des sujets de politique-fiction, ou de pseudo-fiction coloriée de social, souvent à la sauce de témoignages jamais authentifiés ou confrontés à d'autres documents, archives et témoignages qui se recoupent... L'écriture, (style, métaphores, images) est rarement travaillée, et donc bâclée, hâtive, avec comme but urgent de boucler un texte pour être publié chez des éditeurs souvent sans comités de lecture. Le résultat est un piètre substitut de ce qu'aurait pu être un roman ou une œuvre, un ersatz insipide, illisible, qui aurait fait retourner dans leurs tombes un Flaubert ou un Proust ! Constat amer et combien décourageant ! En totale déshérence et en désespérance de cause, l'écrivain – ou l'aspirant écrivain – exigeant ou viscéralement perfectionniste courra un jour ou l'autre le risque – dangereux celui-là – de se réfugier dans un mutisme farouche et singulier. Dans un pays où la vie terriblement dissipative, bruyante et éparpillée des rues tristes et surpeuplées de nos villes, et où elle a fini par revêtir un aspect aussi blafard et terreux que le visage exsangue d'un laissé pour compte, ou d'une pauvre âme de la vie urbaine, cette vie donc, cette vie étonnamment insipide va immanquablement, inexorablement produire des névrosés en puissance. Dans ce contexte d'écriture, et précisément dans ce pays, il y a, bien sûr, le problème de la langue. Ce problème est une espèce de boîte de Pandore qu'il est sage de ne pas trop entrouvrir, au risque de débats sans fin, passionnés et partiaux ou tendancieux, à coloration éminemment politique ou idéologique, en dehors des rares considérations objectives et à-propos. Cependant, cette réalité cruciale mérite au moins d'être évoquée ici, à défaut d'être traitée par des spécialistes du domaine. Il y a une réflexion assez incisive de Claude-Michel Cluny, auteur et critique contemporain, sur la langue d'écriture d'un écrivain, quelle que soit son origine géographique, culturelle ou sociale, et qui mérite d'être longuement méditée : «Si bien des gens écrivent des livres, rares sont ceux qui fondent le territoire de leur propre imaginaire. Rares sont aussi ceux qui changent de nature, de nationalité, je veux dire de langue. Nabokov fut, à l'instar de Conrad, un de ceux-là. Le territoire d'un écrivain ne se confond pas ipso facto avec sa terre natale. On naît où l'on peut, on vit là si l'on veut».(1) Nabokov (d'origine russe) et Conrad (d'origine polonaise) furent l'un plus américain que nature, l'autre plus anglais que nature. L'autre face de Janus, ce sont les racines identitaires. Les racines, si elles sont pour l'homme (ou peuvent l'être) le lieu premier de son essor, (elles) se dessèchent et se sclérosent sur le cloisonnement identitaire – prôné consciemment ou inconsciemment par des politiques intéressés – et tirés d'un article de la rédaction de la revue Europe (août -septembre 2007), sur la mort de Rouben Mélik (1921-2007), auteur d'une Anthologie de la poésie arménienne des origines à nos jours (1973), de La Procession (1984, Messidor/ Rougerie). Un écrivain écrit avec la langue qu'il peut, qu'il possède ou qu'il maîtrise, dans laquelle il se sent à l'aise ou qu'il aime. Une langue étrangère, le français en l'occurrence, est en définitive un «butin de guerre», disait Kateb Yacine, elle peut être – et elle l'est dans les faits pour beaucoup d'écrivains maghrébins – le territoire de leur propre imaginaire, c'est-à-dire le lieu privilégié de leur rêve, leur sensibilité, leur fantasme, leur création. C'est par l'écriture – quand toutes les autres voies et moyens possibles et imaginables auront échoué – qu'en définitive on pourra réaliser la traversée du temps. Les œuvres d'art, en général, transcendent le contexte historique, deviennent intemporelles, au contraire des œuvres scientifiques qui, elles, sont historiques, c'est-à- dire les produits d'époques, produits qui reflètent le savoir et la recherche circonscrits dans des époques déterminées. Les œuvres scientifiques sont des jalons dans l'évolution du savoir scientifique, et donc étudiées pour leurs significations historiques de la connaissance objective, et de ce fait elles sont remises en question pour leurs explications de phénomènes physiques et humains. L'œuvre de Freud, dans les sciences humaines, a dominé en grande partie le XXe siècle en psychologie et en psychothérapie, mais elle est depuis de nombreuses années remise question, parfois même niée, par les nouvelles thérapies et les neurosciences, tandis que l'œuvre de Proust monte davantage au firmament de l'œuvre d'art, de la création littéraire en particulier. C'est une œuvre intemporelle, à l'image de celle de Goethe, de Shakespeare, de Dante ou d'Homère. L'œuvre d'art est éternelle. Elle transcende les temps et les époques, elle parle au présent de toutes les générations, elle parle à l'imagination de toute personne qui prendrait le temps de la regarder ou de lire : du regard accroché à l'admiration parfois sans borne, il n'y a qu'un pas que l'œil ou l'esprit émerveillés auront très vite franchi. Roland Barthes «au milieu du chemin de (sa) vie», en relisant La Recherche du temps perdu et plus particulièrement l'ouverture de la Recherche («Longtemps je me suis couché de bonne heure» est le titre d'une de ses conférences au Collège de France en 1978 ; texte repris dans ses Essais critiques, réunis dans Le Bruissement de la langue (le Seuil, 1984), se surprend à désirer, à rêver qu'il a une œuvre à faire, et se définit comme «celui qui veut écrire», après un deuil cruel (la perte de sa mère, en 1977), tout comme Proust (même s'il se défend de se comparer à l'auteur prestigieux de la Recherche) quelques années après la mort de sa mère a vu son destin complètement changé, en entrant de façon définitive dans cette «Vita Nova», et donc la «vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie» : c'est-à-dire la littérature. (*) Auteur
Note de renvoi : 1) Claude Michel Cluny, L'œuf noir de Colomb, in Le Magazine Littéraire, Février 2008, P72.