Mardi soir, face à ce qui ressemblait à un rouleau compresseur de questions et de commentaires, l'historien français Benjamin Stora s'est trouvé forcé d'arrêter une conférence-débat sur «Mitterrand et l'Algérie» animée à la faveur du Salon international du livre d'Alger (SILA). «Cela est le signe d'une certaine frustration du public algérien par rapport aux questions historiques», nous a confié le chercheur Fodil Boumala. Le débat est allé dans tous les sens. Les appels du sociologue Abdelmadjid Merdaci à s'en tenir à la thématique de la conférence n'ont pas servi à grand-chose. Les présents, nombreux, voulaient tout savoir et sur beaucoup de choses. Benjamin Stora a répondu avec franchise : «Je ne peux ouvrir tous les dossiers en même temps. Dans le registre de l'écriture de l'histoire, il faut être méthodique. Il n'existe jamais de version définitive de l'histoire. Cela dit, on ne rectifie pas pour nier.» Louisette Ighilahriz a demandé au conférencier les raisons de la nomination du général Schmidt, qui a commis des tortures en Algérie, comme chef d'état-major de l'armée sous le règne de François Mitterrand. «C'est une information que vous donnez. Honnêtement, je n'ai pas travaillé sur cet aspect. Il est vrai que sous Mitterrand, plusieurs personnalités ont été réhabilitées politiquement», a-t-il répondu. Il a rappelé qu'après son retour au pouvoir en tant que président, en 1981, Mitterrand a évité de parler de la guerre d'Algérie dans ses écrits ou ses discours. «Il y a une forme de négation de ce passé alors qu'on ne peut nier ce passé, il revient toujours. Le retour du refoulé est parfois terrible», a souligné M. Stora. En ce sens, la gauche a, selon lui, plus intérêt à affronter son passé en face au lieu d'accuser la droite «d'avoir fait pire». La gauche française a, d'après lui, très peu interpellé Mitterrand sur les questions de l'histoire. Elle ne pouvait donc pas défendre la position algérienne. «Si elle n'est pas relayée dans l'espace public français, la parole algérienne sur ces questions ne porte pas. C'est également le problème de parole assumée par des appareils politiques», a-t-il averti. Abdelmadjid Merdaci a rappelé que François Mitterrand avait dit que «l'Algérie, c'est la France» et que «la seule négociation, c'est la guerre». «Mitterrand était-il un criminel de guerre ?» s'est-il interrogé. «Mitterrand est décédé. Il faut être dans la réalité politique des choses. Il y a des combats à mener pour la mémoire, mais pour des personnes toujours vivantes. Il faut que la classe politique française reconnaisse ce qui s'est passé. Mitterrand a été rattrapé par la mémoire de Vichy avant la mémoire de l'Algérie. En off, il pensait qu'il allait d'abord être rattrapé par l'Algérie», a répondu Benjamin Stora. Le vécu et l'idéologie rendent, selon lui, l'histoire compliquée. «Il faut être précis sur le plan historique. En 1956, Mitterrand n'était pas socialiste mais il était solidaire des positions socialistes. Il a défendu la proposition de Guy Mollet», a indiqué l'auteur de La Guerre des mémoires - La France face à son passé colonial. Attaché à la tradition de la gauche jacobine, le Parti communiste français (PCF) estimait, selon lui, que la Révolution française apportait la civilisation dans les colonies. «Les communistes français avaient adopté la position de Jean Jaurès d'améliorer les conditions des indigènes», a-t-il souligné, précisant que ces communistes étaient favorables à «la paix en Algérie». Autrement dit, ils n'étaient pas pour l'indépendance des Algériens mais n'étaient pas contre l'ouverture de négociations politiques avec le FLN. «En 1956, les socialistes n'étaient pas sur cette ligne. Ils étaient pour le cessez-le-feu, autrement dit mater la rébellion, les élections puis l'ouverture des négociations. Des thèses défendues par Guy Mollet», a-t-il indiqué. Benjamin Stora a pris soin de rappeler que les communistes avaient voté pour «les pouvoirs spéciaux» à l'Assemblée, en mars 1956. «Ce n'est que récemment que le PCF a reconnu ses erreurs du passé», a-t-il noté. «Je vous ai compris», la phrase dite en juin 1958 à Mostaganem par Charles de Gaulle, a, d'après lui, rendu fou tout le monde. «C'est génial comme phrase. Pour certains, des négociations vont être ouvertes. Pour d'autres, c'était l'intensification de la guerre. Mais de Gaulle savait que c'était fini et qu'il fallait sortir du statu quo. L'intégration de l'Algérie française était finie», a expliqué l'historien. D'après lui, cette formule permettait au général de Gaulle de rassembler tous les mécontents autour du pouvoir pour le prendre et de gagner du temps car il ne savait pas encore quelle solution politique adopter. «De Gaulle était pour le fédéralisme, l'association de l'Algérie à la France. Il n'était pas sur une position politique indépendantiste. Il a fallu attendre 1962 pour qu'il consente à passer une position favorable à l'indépendance», a-t-il noté. Il a observé que les lois mémorielles sur la question coloniale ont été votées sous Jacques Chirac, en 2005, et non pas sous Nicolas Sarkozy. «Le discours que Chirac a fait sur le Madagascar, il ne le fera pas sur l'Algérie», a-t-il dit. Chirac a reconnu la responsabilité de la France dans les massacres commis dans cette île de l'océan Indien en 1947 et 1948. «Après ces déclarations, Chirac a été interpellé par des historiens pour faire la même chose avec l'Algérie. Il n'a pas répondu !» a-t-il rappelé. Il a estimé que malgré les tentatives d'effacement, le passé finit toujours par revenir. Il n'a pas manqué de critiquer dans la foulée le dernier film de Xavier Beauvois, Des Dieux et des hommes, qui revient sur l'histoire des sept moines de Tibhirine, assassinés en 1996 en Algérie. «La tragédie du peuple algérien n'a pas été évoquée dans ce film», a-t-il dit, précisant que les médias ont ignoré cet aspect.