Vaillamment, la semaine dernière, nous avions commencé à raconter la fabuleuse histoire du théâtre. Histoire vraiment fabuleuse qui, aux premiers temps du monde, nous faisait comprendre comment on peut passer du rite au drame, en passant de l'agriculture à la culture. En un temps où l'homme vit en harmonie avec la nature, il était facile de croire que le cep de vigne desséché en hiver était un dieu conçu à l'image des hommes, dieu mortel et terrestre. Dionysos assassiné. Comme ça, pour rien ! Quelle juste raison de se mettre en colère ! L'art prenait le relais de la culture de la vigne, devenait un culte religieux et fomentait dans l'esprit des hommes la nécessaire révolte contre les dieux iniques et immortels. Au printemps, à la belle saison, les dionysies chez les Grecs donnaient lieu à des célébrations qui fêtaient la résurrection du dieu de la vigne. Au moment de la récolte, les raisins de la colère se gorgeaient de la plus véhémente des revendications : le droit de ne pas mourir. Et ce droit-là, les Grecs ne sont pas les seuls à l'avoir revendiqué. Timidement, sur les traces de Vito Pandolfi, pénétrons dans le secret des tombeaux égyptiens qui révèlent, comme chez les Grecs, le désir de continuer une existence par-delà la mort. Dans cette civilisation plus ancienne encore, comme pour montrer que quelque chose de commun travaille en profondeur l'inconscient collectif de l'humanité, l'idée de la mort et de la résurrection établit le lien entre les rites religieux et la théâtralité. Bien avant l'avènement des religions révélées, les hommes se donnaient le droit de croire qu'il n'y avait pas de réelle coupure entre le monde physique et l'Au-delà. Vito Pandolfi signale la découverte de plusieurs documents significatifs à cet égard. « Un aide-mémoire a été retrouvé dans la tombe d'un maître des cérémonies qui a vécu aux environs de 2000 av. J.-C., par l'archéologue allemand Sethe, qui l'a baptisé le Papyrus dramatique du Ramesseïon. Il est composé sur trois colonnes et ne porte que le début des répliques, évidemment pour en rappeler le texte entier ; les actions sont indiquées par un dessin. Les buts liturgiques y sont prépondérants. » Dans ce document, on peut retrouver la trace d'une volonté d'assurer une vie après la mort. Fait plus curieux encore, le mort ne peut espérer à une autre vie, là où il est, que grâce à un procédé théâtral, un dialogue dont il garde sur lui les premiers mots en guise d'« aide-mémoire ». L'intuition était donc bonne. Dans leur tentative de lutter contre la mort, des hommes recourent aux procédés dramaturgiques, ceux qui font ouvrir les bouches pour dire non et hurler à la vie. Le problème, en effet, est que la mort scelle les lèvres à jamais, prévoyant parfois dans certaines cultures, de serrer les mâchoires du cadavre à l'aide d'un tissu, foulard ou mouchoir. Pourquoi la bouche d'ombre devrait-elle être fermée à jamais ? La réponse à la question vient sous forme de refus dans les rites égyptiens qui programment l'après-mort de manière théâtrale en donnant au défunt voyageur un viatique de type dramaturgique. Le livre de L'Ouverture de la bouche, rituel également trouvé dans une tombe, date à peu près de la même époque que le Papyrus dramatique du Ramesseïon. Il avait pour but d'accorder au mort la possibilité de se nourrir dans l'Au-delà, grâce à un sacrifice rituel exécuté par un prêtre qui recourait aux formules magiques d'usage. Ce rituel faisait partie de tout un ensemble de cérémonies funèbres, dont le déroulement nous est parvenu à travers les versions multiples du Livre des morts. Parmi celles-ci, seule L'Ouverture de la bouche a la nature d'un dialogue dramatique. Le rituel parlé se déroulait à l'intérieur et à l'extérieur de la tombe. Nous avons conservé des textes dialogués qui servaient au prêtre affecté à ce rite, et les textes résumés par des formules que le mort portait sur lui pour s'assurer L'Ouverture de la bouche. La prise de parole théâtralisée aurait ainsi le pouvoir magique d'assurer la continuité de la vie par-delà la mort, à l'aide d'un processus de mort et de résurrection symbolique qui correspond dans l'antiquité grecque aux rites du culte de Dionysos, et, chez les Egyptiens, à ceux du culte de Râ (le soleil), d'Isis (la sœur- épouse), d'Osiris (le mari et frère), d'Horus (le fils), de Seth (l'ennemi diabolique). Grâce à Vito Pandolfi, on voit bien comment le théâtre prend sa source dans les rites religieux anciens avant de trouver son plein épanouissement dans l'expression profane des discours sociaux et historiques. A ce moment-là, en Europe, il se heurtera à la vindicte des hommes d'Eglise qui tenteront de le faire interdire, et à défaut et en attendant, jetteront l'anathème sur les acteurs privés des saints sacrements au moment de leur mort, enterrés dans des fosses communes et anonymes, muselés, réduits à l'éternel silence et au néant irrévocable. Close à jamais la bouche d'ombre ! scellée, plombée par les religions chrétiennes, la catholique comme la protestante qui se réservent le territoire de la mort terrestre, définitive, et de celui, supraterrestre, de la résurrection grâce à l'âme. Césure irréparable entre le corps et l'âme. L'homme mourra ici-bas, mâchoires serrées et raides. Il ne sera plus temps désormais pour le théâtre de dramatiser la continuité de la vie par-delà la mort. Coupé de ses racines rituelles et symboliques, commencera alors pour lui une autre histoire d'où la magie n'est pas exclue le temps d'une représentation seulement.