Achewiq est ce chant magique de sirènes qui avaient envoûté Ulysse, le cri de guerre des Amazones qui avaient retenu leurs captifs longtemps loin de chez eux. Il traverse le temps, impassible tel un long fil solide, indestructible, éternel, sur lequel se tisse la trame des vies humaines. Il est la corde qui tire l'homme de toutes les torpeurs de ses labyrinthes. Fatma Flora Mouheb Celle qui lui permet de retrouver le chemin de la lumière, comme ce lien qui sauva Ariane du Minotaure. Il exalte la beauté des femmes, symbolisée par leurs soyeuses chevelures, parures entretenues sans laquelle elles seraient nues, diminuées, elles qui, pourtant, ainsi que le rapporte une légende berbère, avaient fait le sacrifice courageux de les couper pour lier les radeaux qui devaient arracher leurs hommes à une Méditerranée rageuse et menaçante. Le genre achewiq remonte à l'origine du temps où l'homme a appris à apprivoiser le feu, à tailler des instruments dans la roche pour les façonner à sa guise. L'émoi aiguisant le cœur, ce dernier titille les cordes vocales qui se conjuguent aux caresses des mots pour rendre les douleurs moins pénibles. Le chant épouse alors la finesse, la dextérité des mains besogneuses qui élaborent les trames des toiles ou des tapis, qui agrippent les branches d'oliviers, qui charrient les cruches des fontaines, qui pincent les cosses sèches et rêches pour extirper les semences de la continuité… Achewiq est le fruit des femmes qui combattent l'adversité, encore et toujours, pour lesquelles il sacralise la victoire de l'amour sur la haine. Un sceau dans la cire, porté comme un tatouage au front, tel le diadème d'argent, en signe indélébile d'identité culturelle. En Afrique, ce chant témoigne d'une histoire longue et resplendissante empreinte de richesses, assumée par un peuple noble et fier, au sang bouillonnant qui a eu si souvent à se construire et se «reconstruire», au gré des conquêtes. Achewiq traduit ainsi la souvenance sacrée du passé glorieux des ancêtres à jamais transcris dans l'oralité. Il demeure le souffle enflammé des femmes qui le pérennisent à travers leur savoir-faire, leur culture et leur propre quotidienneté. Celles-là mêmes qui l'érigent en pilier porteur, dressé pour recevoir la voûte des codes fondamentaux de la tribu, socles de valeurs de toute société conservatrice. Pétri de vérités, de valeurs propres, portant les codes des peuples qu'il hisse au-delà du temps à travers des mélodies anonymes… Qu'il se nomme aye-aye, ahellil, srawi, izelwane, taâlila, selon les régions, il rend à la culture algérienne ses lettres de noblesse dans toute leur diversité. Achewik reflète le vague à l'âme de tout être bercé dans les girons maternels féconds en légendes, mythes, histoires magiques, rêves nostalgiques ayant vécu dans un paradis réel ou inventé. Il reste à lui seul une chronique des voix de la douleur sur fond de destinées singulières, voire tragiques, mais ô combien authentiques ! S'il s'accompagne d'instruments, ce n'est pas pour habiller sa prose mystique d'une manière savante mais pour décupler instinctivement son pouvoir magique ensorcelant… MargueriteTaos Amrouche rapportait ces propos en parlant de son choix quant à un accompagnement sur scène lors d'un concert à Paris : «Je n'étais pas à la recherche d'un musicien méthodique et savant, mais d'un accompagnateur capable de jouer d'oreille et de me suivre dans les montées progressives de certains chants caractéristiques de toute transmission. Il n'était pas facile de s'accommoder de ma manière d'articuler et de rythmer, ni des surprises d'une voix naturelle et libre.
Taos, tu danses avec ta voix !» Achewiq, ce chant magique donc, évoque ces temps d'alors où les hommes et les femmes débitaient leurs peines et leurs joies en prose. Il était un chant d'existence qui les accompagnait dans leur vie, de la naissance jusqu'à la mort. Le premier cri de la vie était salué par ce chant comme il éteignait le dernier soupir. D'achewiq nat lalithe, il se transforme alors en adheker (litanie funèbre) et devenir ainsi le chant mortuaire des pleureuses. Les travaux, les événements sociaux offrent autant de variétés de bouquets d'ichewiqèn (pluriel d'achwiq). Ce chant, pratiqué depuis des millénaires, demeure et reste propre à toute la Méditerranée. On retrouve d'ailleurs quelques variantes qui semblent s'apparenter au canti corsi (le chant corse) dans la pratique même du chant (monodique ou à plusieurs voix), mais aussi dans le genre des usages auquel il est rattaché : chants grivois de berger, chants sacrés a capella, chants des noces, des morts, etc. Voici quelques nuances qui semblent attester d'une origine aux confluences méditerranéennes plurielles, communes à toutes les civilisations antiques. Cette société, qui comme la notre, tisse son existence de la tradition orale et qui, par ailleurs, du fait de sa position géographique, a subi plusieurs invasions qui, au demeurant, ont toutes cherché à effacer la mémoire originelle des habitants de l'île (voir encadré). Confluences méditerranéennes Achewiq, chant de l'humanité, art premier ou premier art universel du chant, porté par le tumulte des vagues ? L'Afrique, berceau de l'humanité, est aussi le terreau de l'art. Pour le chant originel, les Corses n'ont commencé à se réapproprier leur identité que tout récemment. Leurs «sérénades» ont connu leur apogée vers les années 1970, au moment où, chez nous, naissait la chanson mythique Vava Inouva qui, par la voix d'Idir, traduisait une autre manière d'interpréter le patrimoine… Codifiés, les chants corses ont évolué pour exploser à la face du monde, en fragments étoilés à travers de nombreux artistes inspirés comme ceux du groupe I Muvrini qui, d'ailleurs, bien plus tard, collaboreront avec Idir. Beaucoup d'instruments anciens épousent notre chant à merveille. En exemple, notre «gheita nat aâlout» ancestrale, aux mêmes inflexions que la cornemuse celtique, d'où le mixage réussi en productions actuelles ou «vintage» comme la symphonie d'Allen Stevel sur la prose de Djurdjura (Tir na No, en 1979, à voir absolument sur Youtube !). Les sérénades les plus authentiques, remises au goût du jour, naissent avec les instruments plusieurs fois millénaires souvent communs à toute l'humanité dont les peuples, parfois opposés dans leurs différences culturelles, s'avèrent si proches les uns des autres. L'acculturation imposée par la culture des grandes puissances qui font marcher le monde ne nous a pas permis d'aller de l'avant et d'encenser notre art ancestral par l'enseignement musical ni de dynamiser à grand échelle la pratique de nos chants traditionnels. Heureusement, quelques rares productions, fruits du combat de leurs interprètes ou d'érudits, réussissent à préserver l'âme sonore de l'ancestralité. Taos Amrouche qui, pour rappel, a collecté même des chants espagnols anciens (héritage des nôtres, si on remonte l'histoire), a été la première Algérienne à s'inquiéter de notre patrimoine en déperdition. Malheureusement, l'artiste n'a pas pu poursuivre sa mission. Elle le disait elle-même, dans les années 1970, après le succès fulgurant de ses interprétations : «La consécration me vient trop tard, je suis atteinte par la fatigue». Son œuvre se voulait universaliste. Elle dépassait les frontières, rattachait les êtres à l'origine de la terre première et aussi à toute l'essence humaine. Son verbe était un vecteur d'amour, son regard était toujours à la recherche de l'étincelle dans celui de son vis-à-vis, afin d'y recueillir la chaleur fraternelle. Ses albums se vendent encore dans le monde entier et sont souvent étudiés en ethnographie musicale, elle qui s'inquiétait de la disparition de l'héritage des cultures dites «minoritaires» (lire ci-dessous). Le challenge est aujourd'hui d'extirper nos complaintes des méandres d'un oubli autoprogrammé afin qu'il résiste au tsunami de l'inculture généré par l'individualisme décadent des sociétés de consommation et les effets de la mondialisation. *Cantatrice de chants rituels berbères