L'Afrique se rapproche de l'Europe à raison de deux centimètres par an. La vision d'un géographe, en l'occurrence l'Algérien Ali Bensaâd, qui intervient à la deuxième et dernière journée des 12e Rencontres d'Averroès à Marseille, replace la réalité des fractures sous une optique originale. Originelle peut-être aussi. Il souligne, non sans que soient convoquées dans l'esprit des présents les horribles images des corps accrochés aux barbelés d'une enclave européenne, que le Nador marocain, là où se trouve Ceuta et Melilla, est la région la plus sismique de la région. « 2000 à 3000 migrants meurent par an en tentant de traverser Gibraltar », rappelle Thierry Fabre, concepteur des rencontres, indiquant que c'est presque le bilan des attentats contre les Twin Towers à New York en 2001. Bensaâd dément les explications « mécanistes » reliant misère et migration : un quart des migrants ont un niveau d'instruction plus élevé que la moyenne des pays maghrébins, où ils échouent et restent bloqués. « Il y a parfois du racisme à leur égard et les Maghrébins sont gênés, car l'immigration est inscrite dans leur inconscient collectif et ils se retrouvent dans la position des pays européens qui ont accueilli l'immigration maghrébine », observe le géographe. La gêne aussi des décideurs politiques maghrébins est soulignée. « L'Europe conditionne son aide au Maghreb par la question migratoire, créant une sous-traitance de la violence. Etant des sentinelles avancées, ces décideurs légitiment d'autant leurs pouvoirs... », indique-t-il, évoquant une sorte de « rente géographique ». 3% des migrants arrivent en finalité en Europe. « Le verrouillage en Europe encourage les réseaux maffieux », souligne Bensaâd qui a eu à effectuer des enquêtes sur terrain. Ces drames des milliers d'Africains qui meurent ainsi aux portes de la forteresse Europe, dont les lignes de fractures sociales se déplacent à l'intérieur du continent (les banlieues, les inégalités...), n'indiquent-ils pas que le rêve d'une Méditerranée « équitable » reste chimère ? Jean-Louis Reiffers, professeur d'économie à l'université de la Méditerranée et président du conseil scientifique de l'institut de la Méditerranée depuis 1996, regrette que le début de la convergence mondiale en termes économiques s'est accompagné de divergences du même type aux niveaux nationaux, au Sud comme au Nord. Il joint sa voix à celle d'un autre grand expert, l'ancien ministre des Finances libanais, Georges Corm, qui reproche les visées sécuritaires du processus de Barcelone, qui fêtera, fin novembre, son 10e anniversaire. Les biais de ce processus ne manquent pas : manque d'injection de fonds structurels, priorité à la question migratoire comme priorité policière, absence de coopération Sud-Sud, déficit de réformes. « L'excédentaire de l'épargne des Européens est consacré aux Etats-Unis au lieu d'aller ailleurs », souligne Reiffers, qui rappelle que l'Europe réalise son plus grand excédent commercial avec les pays méditerranéens à hauteur de 20 à 30 milliards d'euros. M. Corm évoque les pesanteurs de l'histoire qui imposent une économie de rente et le passage des monopoles entre les mains des décideurs coloniaux puis nationaux, véritables freins au développement. « Le processus de Barcelone doit être repensé de manière plus intelligente et plus dynamique », souhaite Georges Corm. « Qu'on le veuille ou non, on se rapproche », tranche le géographe algérien Bensaâd.