En voyage au Caire, je suis passé au Café Riche pour voir Naguib Mahfouz. En effet, ce dernier s'assoit dans ce café célèbre, chaque lundi après-midi, entouré d'une pléiade d'écrivains égyptiens et arabes. Je suis arrivé, ce jour-là, avant « l'heure » (il était 15h45), mais Naguib Mahfouz, à qui on a collé le sobriquet de « Big Ben » du Caire (parce qu'il arrivait toujours à 16h) précise au Café Riche », ne devrait pas tarder. 16h03 mn, le voici au rendez-vous. Deux vieux accompagnateurs (El Harafich, comme il les appelle dans son célèbre roman du même titre), le tenaient et surveillaient, attentivement, tous ses mouvements. Son visage est ravagé par la vieillesse. Son corps est maigre et fragile et sa main gauche (la droite est pendante et presque paralysée depuis cette agression terroriste dont il a été victime en 1992), qui tient difficilement une canne, tremble. De l'ancien footballeur (Naguib Mahfouz a joué, pendant sa jeunesse, dans plusieurs clubs cairotes), athlétique et agile, il ne reste qu'une carcasse vacillante, mais ce qui attire le respect pour l'homme, c'est sa fidélité à ce rendez-vous du Café Riche depuis plus de... soixante ans ! Difficilement, ses amis l'aident à s'asseoir parmi nous (on avait rangé six tables pour créer une « halqa »)(1). Un jeune écrivain égyptien me souffla dans l'oreille qu'il ne voit presque pas (Mahfouz portait des lunettes noires épaisses) et entend très peu (il avait un appareil auditif). Les thés et les cafés posés, on commença la discussion (elle était variée : littérature, politique, philosophie, etc.). Ce jour-là, la discussion a porté surtout sur la énième réélection de Hosni Moubarek à la tête du pays. Les avis étaient partagés. Cependant, une légère majorité se dégageait. Elle était pour le changement du régime politique en Egypte. Naguib Mahfouz parlait difficilement et très peu. Il écoutait surtout. J'ai remarqué qu'il était là comme un « cheikh » vénéré et que sa présence encourageait notamment les intellectuels qui l'entouraient à discuter et à évoquer des sujets divers. Malgré cela, je voulais discuter avec Naguib Mahfouz. Je voulais surtout savoir si le prix Nobel 1988 écrit ou peut encore écrire. A ma question : Si Naguib Mahfouz a un manuscrit en « chantier », le grand écrivain, dont le visage s'est assombri soudain (plus tard, le romancier égyptien Maguid Tobia me dira qu'il est très touché et devient triste, chaque fois qu'on lui pose cette question, depuis la tentative d'assassinat terroriste dont il a fait l'objet en 1992) marqua quelques secondes d'hésitation, puis il m'a répondu : « Je dicte mes mémoires aux « Harafich ». (1) Halqa : genre de table ronde traditionnelle