Ils commencent leur vie à deux dans un berceau et attachés à une corde dès qu'ils commencent à marcher. Dans la maternité de l'hôpital de Djelfa, où El Watan Week-end est entré, il ne fait pas bon naître sous X. En Algérie, ces bébés, non reconnus pas leurs parents, seraient plusieurs milliers à naître chaque année d'après les estimations des associations de protection de l'enfance. Enquête sur ces enfants de la honte que même la société marginalise. Je m'appelle Amine Karim. J'existe depuis quelques heures à peine et déjà ma solitude me pèse tant… Il fait froid autour de moi, il fait triste. Je cherche en vain le sein de ma mère, ou à défaut une main. La salle de l'hôpital de Djelfa, où je me trouve, est pleine. Elle sent le renfermé, l'oubli, la mort. Je m'appelle Amine Karim, un nom passe partout que m'a attribué l'hôpital. Avant même de naître, j'étais prédestiné à l'errance. Je suis une tare. Je suis une honte. Le visage hideux de la société qu'il faut cacher… Je suis un enfant né sous X. En Algérie, nous serions ainsi 5000 à naître sans reconnaissance parentale chaque année, contre 849 000 naissances «normales». Un chiffre, d'après les associations de protection de l'enfance, largement sous-estimé. Mais finalement ce n'est peut-être pas le pire. A Djelfa, d'après un communiqué du bureau de la Ligue des droits de l'homme de Laghouat, douze enfants nés sous X seraient morts à l'hôpital depuis 2010, la plupart à la suite de déshydratations. Les dix-sept qui ont survécu, ou qui sont nés après, resteront dans cette salle d'hôpital jusqu'à leur placement dans une famille d'accueil. Pourtant, il existe bien un centre d'accueil prévu pour nous accueillir. Il est même fini depuis une année. Le décret exécutif de sa mise en place date d'octobre 2009. Il se trouve à quelques rues de l'hôpital. Mais «ils» préfèrent nous garder dans cette salle lugubre, aux vitres cachées par du papier et éclairée d'une lumière artificielle trop crue. Nous sommes dix-sept à ainsi commencer notre vie, entassés les uns sur les autres. Les cris des nouveaux-nés se mélangent aux sanglots des plus âgés. Parfois, les voix tonitruantes de nos nourrices, dégoûtées par ce travail, couvrent nos cris. Attaché à une corde Hana, 7 jours, partage mon lit. Nous sommes installés tête-bêche : sa tête est orientée de l'autre côté du berceau, et ses pieds, devant mon visage. Les nourrices jugent «plus pratique» de nous installer tous dans cette position. Ici, personne n'a le luxe de dormir dans son propre berceau. Hana vient de vomir. Allongée sur le dos, elle n'a pas encore l'énergie de repousser le vomi qui lui bouche les narines et elle peine à reprendre son souffle. Dans la salle, trois nourrices «s'occupent» de nous. Aucune ne s'en rend compte. J'ai un autre colocataire, Mustapha. Il a 17 mois. C'est notre aîné. Il marche déjà mais il ne peut pas aller bien loin. Les nourrices, nos geôlières, veillent à ce qu'il ne franchisse pas la porte de cette maternité qui nous sert de cellule. Il est en liberté surveillée, donc aussi prisonnier que moi. Mustapha se rebelle parfois, curieux de voir ce qui l'attend de l'autre côté de cette porte. Pour calmer toute velléité de découverte, nos gardiennes ont attaché son pied avec une corde blanche aux barreaux du lit. Parfois, il se démène, se révolte, hurle mais ne réussit qu'à se fatiguer et finit par s'endormir le cœur gros et l'âme en lambeaux. Sarah, elle, est attachée à la taille. Elle ne marche pas encore, mais arrive à se déplacer à quatre pattes et donc, à sortir de son lit. Pour l'instant, elle ne comprend pas et se contente de jouer avec la corde et de tourner dans son lit. Au risque de s'étrangler avec un jour. Nous n'avons jamais mis les pieds dans un jardin ni respiré l'air frais. La frontière s'arrête à la porte de la maternité. Pour nous tous. Trouvés dans la rue Salim, lui, est né hémiplégique. Il a 9 mois et vit par terre, sur une vieille couverture, au contact du sol bleu, froid et crasseux. Il a quitté, malgré lui, le berceau qu'il partageait avec un gars, plus robuste, plus débrouillard, qui lui volait son biberon, le privait de son repas et lui prenait toute la place. Salim ne pouvait pas se défendre. Faute de solution adéquate, les nourrices ont tranché. «Mettons-le par terre». Il reste là toute la journée, dans un silence inquiétant. Si ce n'était ses grands yeux constamment ouverts qui contemplent le plafond, je le croirais mort. A la tête de chaque lit, un petit papier collé avec du ruban adhésif indique le nom et le prénom qu'on nous a donnés, en réalité, ce sont deux prénoms. Plus facile à inventer. De toute façon, même les plus chanceux, qui trouveraient une famille d'accueil, ne porteront jamais un vrai nom. A côté, est inscrite la date de ce sale jour où nous sommes venus au monde, ou la date d'accueil, selon le cas. Car si certains sont nés à l'hôpital, d'autres ont été trouvés dans la rue. Comme Aniss, 10 mois, déposé au mois de février. On ne sait rien de lui. Juste que les gendarmes l'ont récupéré et que, depuis, il partage notre quotidien. Le mur qui sépare notre salle des chambres des malades est si fin que l'on entend leurs gémissements. Mais si nous pouvons entendre leurs souffrances, eux n'entendent pas les nôtres. Je m'appelle Amine Karim. Je ne sais pas si je survivrai à la prochaine grippe, à ma prochaine diarrhée, ou à ma peine mais ma mère ne s'en souciera jamais. L'Etat non plus. Je n'existe même pas dans les sondages. Pourtant, je m'appelle Amine Karim. Et je suis bien algérien.