L'économiste Mahmoud Ben Romdhane décrypte la crise sociale, économique et politique que traverse la Tunisie. Membre du secrétariat du parti Ettajdid, Mahmoud Ben Romdhane croit en une alternative démocratique au régime du président Ben Ali et appelle à une jonction des forces démocratiques au Maghreb. - L'annonce de la création de 300 000 emplois d'ici à 2012, par le président Ben Ali, est-elle crédible ? N'est-ce pas une fuite en avant ? Il s'agit d'abord de s'interroger si cette création de 300 000 emplois annoncée est possible ou simplement chimérique. La réponse est que cette annonce est chimérique. Au plus, et par miracle, les augmentations pourraient être de 10 à 12 % en termes de création d'emplois d'une année à l'autre, 100%, jamais ! Quels pourraient être les secteurs créateurs d'emplois. Le secteur privé va, de notre point de vue, voir baisser le nombre de ces créations d'emplois parce que c'est fortement lié à l'investissement ; il va y avoir un «recroquevillement» de l'investissement parce que celui-ci a besoin d'un climat de confiance, d'un climat de respect de l'Etat de droit, or nous sommes aujourd'hui en situation d'incertitude et de risque croissant quant à l'avenir. Il est clair que l'investissement privé ne va pas augmenter et qu'il n'y aura pas, de sa part, de créations d'emplois significatives. Reste le secteur public. Le discours est que les effectifs sont déjà pléthoriques, on peut envisager des créations d'emplois d'une dizaine, d'une quinzaine de milliers chaque année, mais pas 150 000 chaque année. Le dernier des économistes vous dira que c'est impossible. - La situation en Tunisie a-t-elle atteint un point de non-retour ? Nous avons tous les ingrédients de ce scénario en place, parce que la colère gronde partout dans le pays, elle embrasse toutes les catégories sociales, depuis les couches les plus pauvres jusqu'aux élites économiques et intellectuelles confondues et, malheureusement, nous avons affaire à un pouvoir autiste qui ne veut pas reconnaître la profondeur et la légitimité des revendications portées par la population, il les présente comme un complot venu de l'extérieur par des meneurs en eaux troubles terroristes. Cela veut dire qu'il y a le refus du mouvement social, c'est-à-dire le mépris des revendications et en réaction, on assiste au déploiement d'une vague répressive. Nous la voyons se dérouler depuis hier (lundi, ndlr) de manière brutale. - La Tunisie a toujours été présentée comme un pays prospère, dynamique par rapport à ses voisins et ayant réussi son décollage économique. Comment se fait-il que ce «modèle» génère tant de chômeurs ? Le taux de chômage national moyen est de 13,3%, selon la définition du BIT, c'est un taux de chômage élevé, mais il n'est pas plus élevé que celui enregistré dans les pays voisins. Il y a deux faits importants qui limitent le taux de chômage en Tunisie, tout d'abord l'émigration, plus d'un million de Tunisiens sont à l'étranger, et en second lieu, c'est un pays qui a engagé depuis longtemps sa transition démographique, sauf que depuis quelques années, il y a une pression qui est celle de la population en âge actif. L'économie tunisienne n'a pas généré suffisamment d'emplois au cours de ces dernières années, parce qu'il y a un ralentissement de l'investissement et que celui-ci est fortement lié à l'état de la confiance et au climat des affaires. Toutefois, le chômage dont la Tunisie souffre de manière particulière, c'est celui des diplômés. Le chômage des personnes analphabètes ou peu qualifiées est très faible, de l'ordre de 5% environ. Le taux de chômage élevé et qui s'accroît de manière exponentielle c'est celui des diplômés de l'enseignement supérieur. En mai 2009, selon les statistiques officielles, le taux de chômage des diplômés de l'enseignement supérieur était trois fois et demie plus élevé que celui des personnes analphabètes ou de niveau primaire. Depuis, deux nouvelles promotions de diplômés sont sorties de l'université. On avait officiellement 125 000 chômeurs diplômés en mai 2009, aujourd'hui leur nombre doit être d'au moins 200 000, soit un taux avoisinant les 33%. Dans les régions de l'intérieur, ce taux de chômage est beaucoup plus élevé. Dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, à partir duquel les événements ont démarré, le taux de chômage des universitaires était de 44,4% en mai 2009. Aujourd'hui à Sidi Bouzid, début 2011, dire que le taux de chômage est de 60% est tout à fait plausible. Mais ce n'est pas seulement le chômage, c'est aussi, comme on dit chez vous, «el hogra». A l'exemple de ce jeune diplômé, qui n'arrivant plus à trouver d'emploi, prend un étal pour vendre des fruits et des légumes et auquel on saisit sa marchandise, ne trouvant personne à qui se plaindre, méprisé et d'après nos dernières informations aurait même été giflé, a fini par s'immoler par le feu. Il exprime le désespoir d'une jeunesse. Et c'est pour cela qu'aujourd'hui les Tunisiens et particulièrement les jeunes disent «basta» et ne veulent plus accepter l'humiliation et le mépris. - Une alternative démocratique est-elle possible au mouvement de révolte populaire, autrement dit les forces démocratiques sont-elles suffisamment fortes pour pouvoir constituer une alternative au système en place ? Bien évidemment, la Tunisie possède des forces qui ont été tues ou qui ont été mises sous le boisseau ou qui ont été cooptées, mais sous le feu du mouvement social aujourd'hui, elles sont obligées de se réunir, le pouvoir n'a plus prise sur elles pour les faire taire ou pour les instrumentaliser, on le voit à tous les niveaux. La Tunisie est tout à fait capable et les alternatives sont claires, le mouvement de la société civile, le mouvement démocratique tunisien, malgré la répression à laquelle il est soumis, est porteur d'un projet alternatif de société, d'ailleurs ce projet est tellement clair qu'il est tout à fait possible de le mettre en œuvre. Nous appelons aujourd'hui à la mobilisation de tous les secteurs de la société civile, de la société politique, de toutes les personnalités, de toutes les élites pour qu'ils fassent front à cette vague répressive et nous appelons aussi à une conférence nationale qui regroupe toutes les forces vives du pays pour envisager ensemble la manière de sortir de cette crise.
- Une date est-elle arrêtée pour la tenue de cette conférence nationale ? Nous en sommes à notre premier appel. Nous allons voir quelles seront les réactions à cette offre.
- Avez-vous des liens, des contacts avec vos voisins démocrates algériens ? Une jonction entre démocrates maghrébins est-elle possible ? Nous avons un grand besoin de convergence à l'échelle du Maghreb et avec les frères et les camarades algériens, d'une solidarité, mais nous sommes en retrait des exigences pour un grand nombre de raisons. Nous avons été les uns et les autres confrontés à des problèmes nationaux internes, mais il est grand temps que nos deux sociétés se solidarisent et que les organisations représentatives des forces démocratiques entrent en concertation et travaillent ensemble. Nous ne sommes pas du tout satisfaits de l'état des relations actuelles, mais nous sommes absolument confiants de l'impérieuse nécessité que nos deux mouvements démocratiques en Algérie et en Tunisie s'allient.
- Des contacts sont-ils pris ? Des approches réalisées ? Nos moyens ont été jusqu'ici faibles, il y a dans la société civile des expériences de relations, de coopération, mais elles sont bien plus modestes qu'elles ne l'étaient dans le passé, il y a maintenant un besoin de monter en niveau et un besoin pour que les mouvements politiques se rapprochent.