L'entreprise de législation du cinéma dans notre pays est l'occasion d'un débat sur l'apport de cet art à la société et la place des salles dans la vie collective. Comparer les chiffres de 1962 avec ceux d'aujourd'hui peut prêter à équivoque. Avant l'indépendance, il y avait plus de salles, on allait souvent au cinéma, c'est un fait prouvé. Mais gardons-nous de raccourcis que les données contredisent, sans compter que d'autres formes de communications et de pratiques culturelles sont apparues (TV, Internet, DVD...). Le cinéma s'est développé très rapidement en Algérie, dès le début du XXe siècle, comme loisir populaire des colons pauvres, souvent incultes, arrivés d'Europe et en majorité non français. L'Algérie n'a pas reçu, avec la colonisation, une élite cultivée, industrieuse, ayant ramené avec elle un savoir et des techniques. Les Andalous, chassés d'Espagne, avaient introduit dans la plupart des cités leurs savoirs, les techniques des fleurs et parfums, leurs artisanats et leur raffinement dans les arts. Rappelons que l'on doit la culture des agrumes dans la Mitidja aux Andalous de Valence qui ont créé la ville de Blida. Pour le cinéma, on peut faire le parallèle avec les premiers cinémas populaires aux Etats-Unis, les Nickel Odeon. Leur succès a été assuré par les masses d'ouvriers arrivés d'Europe au début du XXe siècle, la plupart non anglophones. Trois décennies plus tard, le cinéma s'améliore (emprunts à la littérature, progrès de la mise en scène et des techniques) et devient «acceptable» aux couches moyennes et supérieures au début méfiantes à son égard. Cela peut expliquer en partie, qu'en Algérie, l'apparition des premières salles a lieu dans les agglomérations et quartiers majoritairement européens dont les populations étaient des immigrants sans ancrage profond, répondant à leur besoin de liens sociaux par une vie collective intense, une multitude d'associations, des lieux de divertissement souvent reconvertis en cinémas. L'importance de la fréquentation des cinémas par ces populations ne signifie nullement une supériorité de savoir, d'aptitude à des techniques nouvelles. On peut ainsi citer le témoignage de Douglas Fairbanks qui, en tournage au sud de Biskra vers 1925, fut marqué par les jeunes bergers algériens qui observaient son équipe : «La norme de l'humour chez les enfants du désert du Sahara, c'était Charlie Chaplin. La preuve en était donnée par les étranges mouvements des petits garçons ; pour eux, c'était la démarche de Chaplin – un bâton servant pour la canne de Chaplin – et cela provoquait une immédiate réaction des autres petits Arabes». Dans CinémAction (n° 14, avril 1980), Mostefa Lacheraf parle du cinéma La Perle dans l'ancien quartier européen, La Marine, détruit dans les années 40 (entre Djamaâ Djedid et le Bastion 23). Il décrit la «marmaille dont une grande partie était composée de petits cireurs qui sacrifiaient quelques sous et leur travail incertain pour venir voir Tom Mix et les autres paladins du cinéma américain de l'époque». Il est important de souligner l'extension de la fréquentation des cinémas par les Algériens. De jeunes Algériens, alors jetés vers les villes par les expropriations, la misère et la disparition des anciens liens sociaux, formant une couche populaire urbaine, passent de la communauté du village ou de la tribu à la société des villes et se forgent des identités dans la revendication culturelle, sociale, puis nationale «moderne». Cette clientèle attirait les distributeurs. Ainsi apparurent les «cinémas arabes». Michel Haïk, juif tunisien, ancien propriétaire de salles à Paris (Olympia puis Rex) développa la diffusion des films égyptiens. Il y aura aussi les sociétés Stella, Seam Films de Casablanca, les films Mabrouka, les frères Mansali (fournisseurs de matériels puis distributeurs présents dans l'exploitation depuis 1949 avec la salle Dounyazad, l'ancien Splendid)... A Alger, des salles (Odéon, Djamal, Shéhérazade, Sindbad…) étaient pratiquement réservées aux Algériens, avec des séances dites familiales (balcons avec rideaux réservés aux femmes). Dans les années 1930 déjà, le Variétés de Bab El Oued, pour attirer les Algériens, passait avant les films des pièces de théâtre de Bachtarzi. Les chiffres de 1960 du CNC français indiquent que la salle Nedjma (à l'actuelle rue Ali La Pointe) accueillait plus de monde que l'immense Majestic (auj. Atlas) ! Et les Algériens ne voyaient pas que des films égyptiens. Des exploitants algériens apparaissent dès la fin des années 1930 et pas uniquement dans les grandes villes. En 1940, on trouve Ben Brahim à Trézel (Sougeur) et Ben Moussa à Laghouat, avant une vague de créations et de rachats à partir de 1950, la plupart dans des villes à faible population européenne : Sig, Tébessa, El Oued en 1950 ; Sidi Aïssa, Laghouat en 1951 ; Mostaganem en 1952 ; Blida, Jemmapes (Azzaba), Aïn Beïda, Saint Arnaud (El Eulma), Relizane, Ouled Djellal en 1953 ; Tlemcen, Aumale (Sour El Ghozlane), Ghardaïa en 1954… Les chiffres des fréquentations peuvent surprendre. Ni l'indépendance ni la nationalisation des salles n'ont eu d'effets directs et immédiats sur la baisse des fréquentations. Cela ne veut pas dire que leur état de dégradation, signalé dès le milieu des années 1970, n'a pas eu de conséquences. Il n'a fait qu'accélérer une tendance lourde. La fermeture des salles et la baisse de la fréquentation ne sont pas des phénomènes propres à l'Algérie. Les Etats-Unis ont connu un pic de 5,5 milliards de spectateurs en 1936 pour arriver au début des années 2000 à environ 1,5 milliard ! En France, on compte plus de 411 millions de spectateurs en 1957 et, aujourd'hui, un peu plus de 200 millions. La chute est plus accentuée pour les salles britanniques : à moins 80% en 1965, puis encore de moitié, 12 ans plus tard. Au début des années 1970, la baisse est générale : 83% au Japon et 76% en Allemagne. La chute semble moins dramatique pour la France (45%) et l'Italie (36%). Doit-on regretter la disparition des salles de cinéma en Algérie ? Assurément oui. Mais il convient d'évoquer les dizaines de milliers de salles qui ont fermé dans le monde, dont les plus prestigieuses : l'historique salle parisienne, Le Cinématographe, la première au monde (après le salon indien du Grand Café, loué par les frères Lumière pour leur projection de 1895) ; le «Roxy» de New York, cathédrale du cinéma, détruit en 1960 ; le «Stand» qui inaugura en 1914 à New York la période des grandes salles et des superproductions, disparu en 1987... Il est également faux de croire que l'intervention des pouvoirs publics est un frein. L'expérience française est différente de celles des pays anglo-saxons. En plus des aides publiques à la restauration des salles et à leur mise en conformité, les salles françaises ont bénéficié de grandes facilités et de mesures fiscales. Même en Algérie, au début des années 50, on appliqua les textes relatifs aux salles dites «de petite exploitation». L'Agence pour le développement régional du cinéma a développé en France, dès 1980, des actions de réhabilitation des salles de petites villes. Des mairies ont racheté des salles en faillite pour en faire des équipements publics de diffusion culturelle, notamment du cinéma. La gestion des salles par des municipalités n'est donc pas une exclusivité algérienne. Que les pouvoirs publics se fixent comme objectif de réhabiliter des salles est positif, mais avoir tout de suite des cinémas partout, avec de nombreux spectateurs et films est une vue de l'esprit. Non que ce but soit, a priori, inaccessible. Il doit refléter une situation nouvelle à laquelle il faut tendre en s'attachant à des objectifs réalisables à moindre coût, et créer les conditions d'une évolution maîtrisée. En Europe, le public des cinémas a changé. Les études récentes en France révèlent des publics plus instruits, plus au fait du cinéma, plus jeunes : moins d'ouvriers et d'employés, plus de cadres moyens et supérieurs. On va voir un film choisi. Aller au cinéma n'est plus une simple sortie. L'existence d'un grand public suppose un intérêt pour le cinéma, une réception des «codes», une préparation venue de l'école d'abord et de la pratique culturelle collective ensuite. Là est le rôle des pouvoirs publics. Réhabiliter une salle de cinéma en ruines, c'est en faire un lieu polyvalent de la pratique culturelle collective : concerts, théâtre, lecture, lieu de débats, d'échange, de connaissance, abri de la vie collective libre et ouverte à tous, et… au cinéma. Il faut se garder de rendre le 7e art cher et réservé à une élite. Ce lieu culturel doit s'adresser à l'école, au collège, au lycée, à l'université, aux associations de jeunes. On peut préparer des animateurs de cinéma pour encadrer les sorties scolaires. Une politique des prix efficace peut attirer les jeunes. Le cinéma peut redevenir un élément de l'identité locale. Au lieu de réserver par exemple 70 millions de dinars à restaurer une salle, consacrons la moitié à soutenir la fréquentation par les jeunes (étudiants ou non). Peut-on offrir gratuitement Harry Potter à des écoliers de Berrouaghia ? Peut-on accorder des subventions aux œuvres universitaires pour offrir des places gratuites ou à moitié prix à certaines périodes ? Les réseaux en Europe et aux USA se sont adaptés : réduction des capacités, division des grandes salles, apparition des multisalles, puis des multiplexes. Ces derniers ont freiné la chute des fréquentations. Souvent en périphérie des villes, sur les grands axes routiers, ils suivent la logique des grandes surfaces. La fonction commerciale s'autonomise de l'environnement urbain. Le multiplexe confirme que la fonction culturelle et de loisir suit le mouvement dans une seule et même pratique de l'espace public. Le centre commercial et de loisirs remplace l'ancienne rue ou place, où l'on allait se promener, voir, se montrer, rencontrer… La voiture et les voies de circulation étendent la ville et l'éparpillent. Encore que le transport (métro, tramway) peut revaloriser les centres-villes en créant des zones d'activités accessibles aux piétons. Chaque zone a ses publics : les multiplexes attirent plus en week-end les jeunes des petites agglomérations et des périphéries, les salles des centres reçoivent un public plus urbain. Mais on ne peut pas calquer une situation où l'exploitation des salles est affaire de professionnels formés, appuyés sur un réseau très concentré et un monde audiovisuel où cinéma, télévisions publiques, chaînes câblées, supports vidéo sont très imbriqués. Doit-on changer la tutelle des salles, tant les municipalités semblent dénuées de moyens et d'encadrements ? Dans tous les cas, si les financements sont mis en place par l'Etat (même déconcentrés au niveau local), c'est forcément dans des relations contractuelles définissant les objectifs et moyens. Les APC pourraient rester propriétaires et céder leurs salles en concessions de longues durées à un organisme public. La salle peut être cédée quelques jours par semaine à des partenaires indépendants, selon des barèmes attractifs. On peut soutenir l'ouverture de nouvelles salles de petites capacités : subventions, exonérations fiscales, achats d'une quotité de places pour les jeunes, journées disponibles aux ciné-clubs et associations… Toutes sortes de formules sont possibles quand l'objectif est clair : faire de la salle un lieu de la pratique culturelle collective, ouverte sur l'école, les jeunes et les associations, avec l'aide de l'Etat. Le débat est à approfondir, le plus largement possible.
- Boualem Touarigt.Urbaniste. Centre de recherche sur l'habitat. CNRS, Paris.