Au cinéma ce soir, le cauchemar. C'est au détour d'une ruelle sur l'artère Larbi Ben M'hidi, au centre d'Alger que le spectacle se donne. Sur le fronton de l'établissement, une magnifique fresque helléniste témoignant des beautés architecturales d'antan. Mais pas le temps d'apprécier : c'est la sirène annonçant le début de la projection dans cette salle de cinéma presque clandestine qui crève les tympans. Il s'agit de l'une des nombreuses salles de cinéma algéroises tombées dans l'enfer de la projection DVD. A 40 DA/séance, on a droit au pire. Le hall suant l'humidité est tapissé de posters maladroitement scannés et d'affichettes de films à sensation et suggestifs. Il est 18 h. Les quartiers alentour s'embourbent dans l'ennui nocturne algérois. Quelques « spectateurs » sont là. Y a pas vraiment la queue. Le jeune au guichet, écouteurs du Ipod suspendus aux oreilles, ne semble pas gêné par la stridence de la sonnerie. Détail de taille : la sonnerie se poursuit tout au long de la projection ! Pourquoi. « Pourquoi ? Ça te plaît pas ! », dit le jeune à l'Ipod d'un ton menaçant. La salle de projection est aussi menaçante : des chaises au cuir arraché, un sol nauséabond, des mégots et des bouts de tabac à chiquer le jonchant, etc. Le public : quelques jeunes fumant cigarette après l'autre, un couple qui prend place à l'arrière de la salle, un vieux qui s'endort, et puis, le chahut, des jeunes qui font des tours en pleine projection. Mais la projection elle-même est significative. L'image est incertaine et le son, couplé à la sonnerie, ressemble à l'ambiance sonore de l'Apocalypse. De quoi parle le film ? On ne le saura jamais. Des scènes de bagarre, un ou deux nus par-ci par-là. C'est tout. Une porte s'ouvre au fond et c'est l'odeur des toilettes qui attaque. Le couple sort après une demi-heure de projection. Un jeune vient demander des cigarettes. Le vieux s'est réveillé se demandant ce qu'il faisait là. En criant. Il sort en lançant un gros crachat par terre. Il faut retenir l'envie de vomir. On sort de là avec l'idée d'appeler la police, les services d'hygiène, le ministère de la Culture, Netcom, la wilaya d'Alger, l'Unesco ! Le jeune au guichet nous interpelle : demain à 20 h, il a « programmé » les meilleurs moments de la Ligue des champions européenne. Il vient d'avoir une copie DVD et en est tout fier. Tout le quartier sera là. La grande messe. Vive le cinéma. Perte de contrôle ou virage raté ? Côté officiel, que pense-t-on de l'état de certaines de nos salles de cinéma ? Pour le ministère de la Culture, le constat est amer. Lors de son passage à la table ronde d'El Khabar le 18 décembre 2006, la ministre Khalida Toumi a reconnu que « les films les plus projetés dans les salles de cinéma algériennes sont de véritables catastrophes, certains sont suggestifs et d'autres portent atteinte aux valeurs de la nation, mais le pire dans tout ça c'est que le ministère ne peut contrôler que 22 salles des 458 réparties sur le territoire national ». D'après les chiffres officiels, il n'y aurait plus que 40 salles en activité, en comptant les salles de la Cinémathèque (à signaler la bonne nouvelle de la réouverture de la Cinémathèque de Annaba le 30 novembre dernier). Alger comptait environ 45 salles, il n'en demeure qu'une vingtaine, dont la plupart dévolues aux projections DVD et vidéo. Au lendemain de la dissolution des entités publiques du cinéma (CAAIC, ENPA et l'ANAF) en 1998, plusieurs acteurs du secteur ont tenté de sauver les meubles, voyant le danger qui guettait les salles obscures. La courageuse association Lumière, basée près du cinéma l'Afrique (ex-L'Empire, Meissonnier, en pleine rénovation) a bien tenté l'exploit en luttant contre la prolifération des projections vidéo pirates, mais elle n'a marqué de points que dans la récupération du matériel cinématographique des entreprises dissoutes. Au ministère de tutelle, épaulé par le Centre national du cinéma et de l'audiovisuel, CNCA créé en 2004, la feuille de route semble claire : le département de Khalida Toumi a élaboré, avec la participation des communes et wilayas, un inventaire de plus de 120 salles hors service, soit le tiers de ce que possédait l'Algérie en 1963. L'espoir du ministère est de restaurer et de remettre dans le circuit ces espaces. L'on assure que le ministère des Finances s'est engagé à puiser dans l'escarcelle pour subventionner ces projets sur une période de quatre ans, jusqu'en 2009. Le ministère compte revenir à des modes de gestion pragmatiques : donner en gérance ces salles à des privés, à condition de s'en tenir à un cahier des charges élaboré par le CNCA, et alimenter le Fonds d'aide à la production audiovisuelle via les recettes de la billetterie. Noble intention, en fait, renforcée la manifestation Alger, capitale de la culture arabe 2007, dont le commissariat travaille d'arrache-pied avec le CNCA sur le programme cinématographique de l'événement mais aussi sur l'idée de préserver et de promouvoir les salles et infrastructures moribondes du 7e art algérien. « À quel saint se vouer ? » Situation moribonde née d'une convergence de mauvais choix : dénationalisation des salles de cinéma et monopolisation du réseau de distribution sous l'égide de l'ex-ONCIC. En 1964, un décret stipule la nationalisation des salles et leur gestion est dévolue au Centre national de cinématographie (CNC). A sa dissolution en 1967, c'est l' Office national pour le commerce et l'industrie cinématographique (ONCIC) qui reprend le flambeau. Dès 1983, c'est la vague de la dénationalisation qui déferle : 200 privés sautent sur le créneau alors « qu'ils n'ont aucune maîtrise pour la plupart de la gestion des salles d'exploitation », selon un ex-haut fonctionnaire de la wilaya d'Alger qui alerte sur la déperdition des métiers des salles de cinéma, comme les projectionnistes. En 1986, les pouvoirs publics tentent de rattraper la catastrophe : 55 salles sont allouées aux communes. Mais entre-temps, le mal est fait. Toute une partie du patrimoine est délabrée, travestie en salles des fêtes, en locaux commerciaux ou tout simplement abandonnée. Une deuxième vague de rétrocession aux privés se déclenche en 1994, pour finir de brouiller les pistes. « Même les exploitants ne savaient plus à quel saint se vouer tellement le statut des salles était flou », témoigne Yacef El Hocine, ancien distributeur et actuellement directeur général de l'Audiovisuel international production. A ses yeux, les glissements de statuts juridiques ont été dramatiquement accompagnés par « le tarissement du réseau de distribution qui a effrité à son tour le réseau des salles d'exploitation ». « Le pire est que toute une génération, presque 6 millions, ne n'est jamais entrée dans une salle de cinéma digne de ce nom », regrette un cinéaste, la colère dans les yeux et dans les poings. Avant d'ajouter, amer : « Aucune salle de cinéma n'a été construite depuis 1962 ! » Des lendemains qui scintillent ? A entendre la ministre, particulièrement sensible à ce secteur, et à méditer sur l'occurrence de la manifestation d'Alger, capitale de la culture arabe, on peut nourrir quelques espoirs, malgré le spectacle des salles abandonnées et des cauchemars des espaces DVD – sonnerie interminable ! Khalida Toumi a annoncé cette année que son département pousserait à des encouragements fiscaux en direction du secteur privé national et international (les firmes de distribution) afin de construire des complexes de salles, des multisalles avec espaces de parking, de restauration et autres services permettant aux Algériens de redécouvrir les plaisirs du grand écran. « Le public existe. Il n'y a qu'à voir l'engouement lors des rares événements cinématographiques à travers le pays. Lorsque Michel Ocelot a eu l'idée de présenter son dessin animé Kirikou et Les sorcières, à la salle El Mougar (dépendant de l'Office national de la culture et de l'information), il y avait 700 enfants silencieux, happés par la magie du grand écran », témoigne un producteur algérien. L'idée de multisalles fait son bonhomme de chemin. Le producteur et ex-distributeur Yacef El Hocine lance Cinéplex, une nouvelle société adossée à sa société AVI Productions, en partenariat avec des investisseurs étrangers pour prendre en charge l'étude et la réalisation d'une cinquantaine de multiplexes. Il s'agit de complexes de trois salles de projection en 35 millimètres ou en numérique, pouvant accueillir entre 200 et 450 spectateurs chacune (et 800 pour les salles dans les grandes villes). Idée vieille de dix ans qui semble intéresser les pouvoirs publics par ses retombées aussi bien culturelles, sociales que financières. Contactés, des représentants de ces groupes privés assurent que les pouvoirs publics sont prêts à appuyer le projet qui s'illustre par son caractère intégrant. En effet, ces salles multiplexes pourront également accueillir des galeries d'art, des librairies, des commerces, des points de rencontres pour jeunes, etc. Et cela sur l'ensemble du territoire couvrant toutes les wilayas du pays. Mais de telles initiatives ne pourront se passer d'un cadre juridique précis. Le ministère a annoncé la promulgation prochaine d'une loi régissant la production, l'exploitation et la distribution des œuvres audiovisuelles. Une loi attendue, autant que celle sur le livre.