Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
«Les pouvoirs en place au Maghreb ne sont plus invincibles» Amel Boubekeur. Chercheur à l'Ecole normale supérieure et à l'Ecole des études en sciences sociales de Paris
- Par quoi expliquez-vous les manifestations qui prennent place au Maghreb ? Etes-vous d'accord avec une partie de l'opinion qui lie ces manifestations avec la cherté de la vie ? Pourquoi ? Les manifestations et plus précisément les émeutes sont devenues, ces dix dernières années, un élément structurant du futur politique du Maghreb. Il y a chez les dirigeants maghrébins comme chez les médias internationaux une tendance à délégitimer le caractère politique des révoltes du Sud. Les émeutiers ne peuvent être motivés que par la faim ou manipulés par des islamistes. Le succès historique des manifestants tunisiens, vendredi, nous montre que ces soulèvements sont d'abord, dans les trois pays, le signe clair d'un rejet d'une gouvernance corrompue à qui l'on doit cette cherté de la vie. Ces manifestations expriment la volonté du peuple d'en découdre directement avec des Etats qui les ignorent. Lorsque des responsables politiques ne se sentent pas obligés de rendre des comptes à leurs citoyens et ne veulent pas reconnaître leurs responsabilités, il n'est pas étonnant que ces mêmes citoyens finissent par leur demander de partir et de rendre un pouvoir qu'ils usurpent.
- Selon vous, une telle explosion était-elle prévisible ? Pourquoi ? Oui bien sûr, les inégalités s'accroissent et aucune porte de sortie n'est prévue par les pouvoirs en place pour permettre aux peuples d'exprimer leur colère pacifiquement. Mais il y a eu quelque chose de plus décisif. Lorsque j'enquête sur le terrain au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, je vois que les gens n'ont plus peur d'affronter l'Etat dont l'usage de la violence est totalement désacralisé tant il est récurrent. Les gens ont de moins en moins peur de parler et de descendre dans la rue. D'ailleurs, la mise en place du couvre-feu et de l'état d'urgence en Tunisie ont pour but premier de ramener la peur. Le pouvoir tunisien ne veut surtout pas d'autres manifestations et le message est clair : on vous a débarrassé de Ben Ali, maintenant rentrez chez vous. En Algérie, le deal imposé aux citoyens à la fin des années 1990, qui consiste à accepter l'état d'urgence contre le maintien de la sécurité et la lutte contre le terrorisme, ne tient plus. Les Algériens ont le sentiment que tous ces barrages policiers sur les routes servent plus à les maintenir sous pression qu'à lutter efficacement contre la délinquance. En laissant faire casseurs et pilleurs à chaque soulèvement populaire, les autorités algériennes et tunisiennes encouragent les gens à se passer de l'Etat pour assurer leur propre sécurité. Dans les deux pays, ce sont d'ailleurs les citoyens eux-mêmes qui, désormais, s'organisent pour protéger leurs biens lors de ce genre d'évènements.
- En Algérie, certains médias n'hésitent pas, aussi, à comparer ce qui s'est produit dans le pays la semaine dernière aux événements d'Octobre 1988. Etes-vous d'accord avec un tel rapprochement ? Janvier 2011 et Octobre 1988 ont en commun d'avoir été menées par des gamins complètements dépolitisés, qui en avaient simplement assez d'un pouvoir inique et qui ont pris la rue pour le crier. La ressemblance s'arrête là. En 1988, la situation sociale et économique était moins disparate qu'elle ne l'est aujourd'hui. Les gens n'avaient pas grand-chose à perdre en descendant dans la rue. Aujourd'hui, une grande partie de la population reste exclue, mais un plus grand nombre d'Algériens sont dans un rapport clientéliste avec l'Etat. Beaucoup ont bénéficié de terrains, construit des villas, acheté de belles voitures, obtenu des crédits bancaires et ne veulent pas mettre ces acquis en danger. Ce n'est pas un hasard si, à chaque fois, la révolte part de quartiers populaires marginalisés.
- Que faut-il en déduire ? La différence avec Octobre 1988 tient aussi au fait que l'effet révolutionnaire des émeutes a perdu de son importance. L'espoir de 1988 a été déçu par la mise en place d'une démocratie de façade. Les émeutes en 2011 ont un côté répétitif et lassant. La manière dont l'Etat les gère, soit en redistribuant des logements sociaux soit en les ignorant (notamment à travers le silence du Président), contribue aussi à en faire un phénomène banal. Tout est fait pour que les émeutes ne s'inscrivent pas dans l'histoire politique du pays et ne soient considérées que comme de banals forfaits de délinquants.
- S'ils ne vont pas jusqu'à dire qu'elles ont été orchestrées, certains analystes pensent tout de même que ces émeutes ont été manipulées par certains centres d'intérêt, comme la maffia de l'informel. Que pensez-vous de ce point de vue ? Qu'est-ce qui intéresse vraiment les Algériens ? La maffia de l'informel est une réalité dans leur vie de tous les jours. Ils se moquent de savoir «qui manipule qui». Ce dont ils ont besoin, c'est d'outils concrets qui leur permettent de combattre la corruption généralisée car ils en sont les premières victimes. Ils ont besoin qu'on leur explique, en termes simples, pourquoi l'économie algérienne est irrationnelle et ce qui peut être fait pour y remédier. Les thèses des luttes de clans ou de la manipulation ne sont qu'une manière de rendre le peuple invisible et de refuser qu'il puisse avoir un impact sur les décisions prises par le gouvernement.
- Pour la première fois depuis bien longtemps, les islamistes n'ont pas pu faire entendre leur voix durant ces émeutes, comme ce fut le cas durant toute la décennie 1990. Sont-ils devenus minoritaires dans la société ? Qu'est-ce que cela peut vouloir dire, d'après vous ? Les islamistes se sont toujours servis des émeutes pour que l'Etat les reconnaisse comme des adversaires dangereux. Ils n'ont pas un réel intérêt pour les problèmes de la population. Cette façon de se focaliser sur Ali Benhadj doit plus être lue comme résultant de la relation particulière que ce dernier entretient avec le pouvoir. Les jeunes, de leur côté, sont juste complètement indifférents. Au lieu de s'inquiéter de l'impact de thèses islamistes complètement dépassées, on devrait plutôt se poser la question de l'apathie politique chez les jeunes salafistes qui considèrent toujours la démocratie comme kufr mais respectent les gouvernants parce que l'Arabie Saoudite leur demande de le faire. Un point positif a été que l'Europe et les USA ont été obligés de reconnaître la caducité de la thèse du risque islamiste dans les soulèvements populaires, en Algérie comme en Tunisie. Cela représente un argument en moins dans leur manière de justifier leur soutien aux dictatures de la région.
- Finalement, à qui profitent ces émeutes ? D'abord à la société civile qui peut trouver là l'occasion d'un vrai sursaut. Ce n'est pas assez de dire que les canaux institutionnels, tels que les partis, les syndicats et les associations, ont été détruits par l'Etat et que l'on a, par conséquent, pieds et poings liés. Il faut aussi voir ce qui se créé. A chaque crise émergent des comités de quartiers, des collectifs de jeunes, des reportages photo ou vidéo pour dénoncer les dérives du système et bien d'autres micro-mobilisations politiques qu'il faut accompagner. Les émeutes profitent ensuite très clairement au Maghreb. Il y a un sentiment de solidarité et d'espoir qui fait peur aux gouvernants. Pendant que les chaînes du monde entier diffusaient la chute de Ben Ali, la télévision nationale programmait un documentaire sur les jardins… Il est vrai que ce les Algériens craignent que les Tunisiens ne soient pris dans la même logique autoritaire que celle qui a suivi Octobre 1988. Néanmoins, ce qui vient de se produire en Tunisie envoie un message très clair : oui, les pouvoirs en place ne sont pas invincibles ; oui, le peuple peut changer les choses lorsqu'il s'unit sur un minimum de demandes communes.
- Comment, selon vous, la situation va-t-elle évoluer en Tunisie ? La fuite de Ben Ali marquera-t-elle la fin du «système Ben Ali» ? Je l'ai dit plus haut, la situation prend un tour sécuritaire. Le système Ben Ali va bien au-delà de sa personne. Je pense que le RCD, en tant que structure politique, ne lui survivra pas, mais la prégnance de la police et des gens du ministère de l'Intérieur se vérifie chaque heure un peu plus depuis sa chute. Ce n'est pas tant le changement au pouvoir des personnes qui fera la différence avec le maintien de gens comme Fouad Mbaza (le président de la Chambre des députés) et Abdallah Kallel (président de la Chambre des conseillers et ancien ministre de l'Intérieur), responsable de nombreux cas de torture. Cette option n'a pas été proposée aux Tunisiens. Le rôle de l'Europe et des USA va être ici déterminant. En refusant d'accueillir Ben Ali, Paris peut envoyer un message fort aux autres dirigeants de la région. Les USA, de leur côté, devraient encourager l'Arabie Saoudite à livrer Ben Ali à la justice internationale et ne pas cautionner l'impunité. Même si on essaie de les en dissuader en les persuadant que ce qui compte, c'est l'avenir démocratique du pays, les Tunisiens ne veulent pas en rester là et comptent beaucoup sur le retour des richesses volées.
- A votre avis, pourquoi les manifestations en Algérie n'ont pas eu autant de souffle que celles qui ont eu lieu en Tunisie ? Y a-t-il vraiment lieu de faire un rapprochement entre les deux cas ? On a parlé du rôle différent de l'armée tunisienne et de son refus, lors des émeutes, d'ouvrir le feu sur les civils. En Algérie, son rôle est plus ambigu. Avec l'importance de Ben Ali et de sa famille dans la gestion des affaires économiques et politiques du pays, le pouvoir, en Tunisie, était bien plus lisible et moins diffus qu'il ne l'est en Algérie. Les manifestants hèlent l'Etat «ed-doula». Les ministres éclaboussés par des affaires de corruption sont renvoyés, remplacés puis oubliés. Il faudrait que les contestations, en Algérie, soient beaucoup plus précises dans leurs cibles et qu'enfin les gens au pouvoir prennent leurs responsabilités dans l'échec du pays.