Debout, le bras appuyé sur une pile de caisses vides, Ahmed, la quarantaine, ressemble plus à un employé de bureau avec ses lunettes qu'il arbore et qui lui donnent un air intellectuel et sa chemise bleue et son pantalon parfaitement repassés. En fait, il est commissionnaire au marché de gros de Boufarik. Il regarde avec intérêt les ouvriers d'un détaillant, avec lequel il vient de conclure une transaction, charger des cageots remplis de grappes de raisin dans une Mazda, véhicule préféré des commerçants de fruits et légumes. « Les affaires marchent bien pour nous. Les prix ont beaucoup baissé en raison de l'abondance de la production », affirmera-t-il d'emblée. Principe de la corrélation La concurrence est rude entre les grossistes de cette grande surface commerciale qui approvisionne les 48 wilayas du pays. Les occupants des « carreaux », comme on les appelle ici sans doute en référence à la célèbre place des Halles de Paris où l'on vendait les fruits et les légumes, sont mandatés par les agriculteurs pour écouler leurs produits. Selon Ahmed, cette situation n'arrange pas beaucoup les agriculteurs qui vendent leur production à des prix très bas. Et de verser dans une analyse sur le marché et le principe de la corrélation entre l'offre et la demande : « Il y a un excès de production. Et puis, actuellement, l'offre est de loin plus importante que la demande. Les agriculteurs ne récupèrent même pas ce qu'ils ont dépensé dans leurs exploitations. » Dans un autre local, Réda a aménagé un petit réduit où il reçoit les 26 agriculteurs avec lesquels il a l'habitude de traiter. Pour faire fuir le mauvais œil et les disettes, il a accroché au mur de son minuscule bureau un grand tableau bien visible avec un verset coranique. Pour lui, si les étals des marchands de fruits et légumes sont bien achalandés, c'est parce que « l'agriculture a repris ces dernières années avec l'amélioration de la situation sécuritaire », avant d'ajouter : « Mais ne vous fiez pas à la disponibilité du produit. Ce n'est pas le seul facteur qui détermine les prix. Nous sommes obligés de prendre en considération les frais de stockage, le montant de la location qui est très élevé, le transport de la marchandise et les impôts, surtout les impôts », affirmera-t-il. Un peu plus loin, Omar discute, l'air inquiet, avec deux autres grossistes. Interrogé à son tour sur le constat de la baisse des prix des fruits et légumes, Omar explose : « Voyez vous-même », déclare-t-il en désignant des dizaines de caisses contenant des pommes et du raisin. Confronté à un problème d'écoulement de sa marchandise, il indiquera que « dans quelques jours, ces fruits deviendront impropres à la consommation et je serai obligé de les jeter en l'absence d'acheteurs ». Il soutiendra qu'il a fait le tour des transformateurs, les producteurs de jus et de confitures notamment, et aucun d'entre eux ne s'est montré intéressé par ses produits. « Je ne suis pas un novice dans le domaine. Mon père possède un registre du commerce depuis 1940, et je n'ai jamais vu une situation pareille. Ce que nous gagnerons sera directement versé aux impôts qui nous défalquent à chaque fois 17% de notre maigre chiffre d'affaires », se plaint-il avec véhémence. Pour lui, les fluctuations des prix des fruits et légumes dépendent entièrement des détaillants. Omar qualifiera ces derniers de voleurs car, dira-t-il, « ils veulent acheter à moitié prix ». Au marché Nelson, à Bab El Oued, les ménagères ne se bousculent pas en cette période de vacances. Assis sur un étal vide en face du sien, Mohamed, vendeur de pommes de terre, ne mâche pas ses mots à l'égard des grossistes qui, à ses dires, spéculent sans vergogne sur les prix. Il propose le fameux tubercule à 25 DA. « Regardez la qualité du produit que nous fourguent les grossistes. Je l'ai acquis à 21 DA le kilo et il est issu des stocks. La pomme de terre qui a été cultivée ces jours-ci ne sera pas cédée à moins de 35 DA. Mais celle-ci, ils la stockent pour maintenir les prix élevés. Ce sont les mandataires des marchés de gros qui décident », assure-t-il. Selon lui, la baisse des prix n'est que circonstancielle et ne concerne que les produits de saison. Les prix reprendront leur tendance haussière au début de l'automne, selon ses prévisions. Redouane, qui tient l'étal voisin, s'emporte à son tour en nous montrant des poivrons nains, des tomates pourries et des pommes de terre bourrées de parasites. « Avec une telle marchandise, il est tout à fait normal que les prix soient revus à la baisse. Au début, j'hésitais à la proposer au public. Les produits de bonne qualité sont toujours hors de portée », affirme-t-il. Même son de cloche au marché Ali Mellah, où les marchands sont unanimes à accuser les commissionnaires des marchés de gros de faire dans la spéculation pour tirer profit au maximum au détriment des consommateurs. Rachid, qui loue un étal dans ce marché de la capitale, ira jusqu'à affirmer ne point avoir constaté de baisse des prix. « Les légumes de saison tels que les poivrons, les tomates, les oignons sont effectivement relativement pas chers mais c'est le même phénomène chaque année », argumente-t-il. Grossistes et détaillants se rejettent la balle et s'accusent mutuellement de faire dans la spéculation.