La question du rôle des pouvoirs publics dans l'économie est récurrente. Normal ! Au début du vingtième siècle, les budgets des Etats représentaient moins de 5% des PIB (produit intérieur brut) des nations. Le poids des dépenses publiques était marginal. L'Etat s'occupait surtout de ses fonctions régaliennes : armée, justice, administration et accessoirement d'éducation. De nos jours, les budgets des Etats des pays développés varient de 40 à 60% du PIB de l'économie et les attentes vis-à-vis des pouvoirs publics sont multiples. Les aspirations des citoyens ont grandi. On responsabilise les acteurs publics sur l'environnement, la régulation, la justice sociale, la santé, la recherche scientifique et autres. Mais le débat qui nous intéresse concerne la sphère économique. Quel devrait être le rôle de l'Etat, plus précisément dans des phases sensibles de transition et de développement ? Certes, il n'existe pas de question économique pour laquelle nous disposons de l'unanimité. Mais nous ne pouvons que chercher l'opinion dominante sur la question «main stream economics». Etat et économie de Marché Dans les économies de marché évoluées, la vaste majorité des économistes s'accordent sur l'intervention de l'Etat — autres que la régulation — dans des secteurs «stratégiques», de service public, de monopoles naturels et d'activités à externalités positives (éducation, santé, équipements socio-collectifs, etc.). Le débat tourne autour de la question de l'implication directe ou par l'intermédiaire du secteur privé. Ainsi, l'Etat a le choix de construire et gérer des hôpitaux ou assurer les citoyens et laisser un secteur mix — public et privé — prodiguer les soins. L'Etat définit donc son périmètre en fonction de ses définitions et de ses priorités qui elles-mêmes sont héritées de son histoire, de sa culture et de ses préférences. Les Américains sont plus individualistes, prennent plus de risques, se méfient trop de l'Etat et ont un secteur privé dynamique. Ils préfèrent livrer la vaste majorité des activités au secteur privé. La France et l'Espagne ont une culture plus communautaire, veulent éviter de risquer et donc préfèrent attribuer à l'Etat de nombreuses activités (transports urbains, santé, universités, etc.). Mais dans les deux cas, des activités purement économiques comme l'agroalimentaire, le tourisme, le bâtiment et la vaste majorité des banques et des assurances relèvent des activités privées. Mais les pays en transition et/ou en développement ont du mal à définir leur stratégie vis-à-vis de la configuration public/privé. Parfois, on s'oriente vers des politiques du type pendulaire. Lorsque l'Etat regorge de ressources, il affectionne le secteur public. Lorsque les caisses se vident, il lorgne vers le secteur privé. Durant la période de transition, le pays est en phase de construire des institutions, des mécanismes et des systèmes de gouvernance à même de faire fonctionner efficacement les programmes économiques et sociaux. Cette opération est extrêmement complexe et nécessite une expertise que n'ont pas tous les Etats. Les pays développés ont construit une cohérence institutionnelle au cours des dernières décennies, voire durant ce dernier siècle. Des ajustements demeurent toujours à réaliser. Mais l'essentiel est fait. Dans ces pays, on sait qui fait la prospective, qui conçoit, qui exécute, qui audite et qui est responsable en cas d'une éventuelle défaillance dans un processus. On enseigne aux étudiants en sciences de gestion que l'amélioration managériale est une constance. On ne doit pas confondre une consolidation des institutions avec une édification nouvelle. C'est de cela qu'il s'agit au sein des pays qui cherchent encore leur voie : ériger un tissu institutionnel cohérent capable d'assurer le développement et le bien-être des citoyens. En réalité, la mission d'un Etat d'un pays en transition est autrement plus complexe que celle d'un pays développé. Pour ce dernier, son organisation institutionnelle est pratiquement achevée mais pour le premier, elle reste à créer.Parfois, les gouvernements des pays en transition s'encombrent de tâches complexes. Ils empilent sur leurs épaules des fonctions complexes qui rendent leurs missions difficiles, voire impossibles. Tel est le cas des pays qui doivent adapter leurs institutions aux exigences de l'économie de marché et en même temps gérer des activités purement économiques comme le bâtiment, le tourisme, l'agroalimentaire et le reste. Mais ces pays ont une excuse toute prête : le secteur privé serait, au moment présent, incapable de les prendre en charge efficacement. Il faudrait alors approfondir l'analyse pour montrer de quoi il s'agit en réalité. De quoi s'agit-il en réalité Lorsqu'une activité est purement économique et ne relève ni du service public, ni d'une institution stratégique ni d'un monopole naturel, en vertu de quelle logique l'Etat insiste-t-il à la gérer quand même ? Nous pouvons considérer le cas des entreprises de bâtiment en Algérie. Ce genre d'activité est légué au secteur privé dans les économies de marché. Dans les pays qui en disposent encore, nous avons un programme de privatisations en cours d'exécution. L'hypothèse généralement admise, implicitement ou explicitement, est que l'Etat est plus efficient dans ces domaines dans les conditions présentes. En économie, nous avons deux fictions aussi dangereuse l'une que l'autre : 1. le marché est toujours plus efficace que l'Etat. On peut rejeter cette illusion dans des activités aux externalités importantes. Nous n'avons qu'à voire autour de nos villes côtières le pillage de sable par des entreprises privées pour se rendre compte qu'une régulation très contraignante où des entreprises publiques spécialisées feront moins de dégâts à la société ; 2. l'Etat est meilleur gestionnaire que le secteur privé : cette fantaisie consiste à idéaliser l'Etat et lui transmettre toutes les activités que le secteur privé ne maîtrise pas sans se poser la question suivante : Le secteur public fait-il ou fera-t-il mieux ? Tullock, professeur-chercheur à l'université de Virginie puis de l'Arizona, a passé une grande partie de sa vie à étudier la question de l'efficacité comparative du marché et de l'Etat (Tullock, Gordon, The Vote Motive, 1976). Il nous raconte l'anecdote d'un roi romain qui devait remettre un prix national à un des deux concurrents. Il a entendu seulement le premier. Il a remis le prix au second sans l'écouter. Il avait conclu (peut-être à tort) qu'il ne pouvait pas être pire que le premier. Tullock pense à juste titre que la défaillance du secteur privé n'implique pas automatiquement que l'Etat est plus performant. Nous avons donc deux pistes à exploiter. Plutôt que de gérer directement certaines activités (banques, tourisme) peut-être que l'Etat ferait mieux de développer son expertise dans le domaine des audits et de la régulation que dans le management stratégique et opérationnel de ces activités. A moyen terme, nous aurions des secteurs privés mieux régulés. Le second aspect relève des responsabilités publiques. Si un Etat est encore présent dans des activités de nature privée partout ailleurs (ex : tourisme), prétextant l'inefficacité du secteur privé, il se condamnerait lui-même sans le savoir. Le rôle d'un Etat en économie de marché est de promouvoir un vaste secteur privé, dynamique, compétitif et efficace. Si en vingt ans de fonctionnement il n'a pas pu l'ériger, nous avons affaire à un Etat peu efficace. Comment peut-il donc améliorer la performance de ses entreprises (mission de gestion), alors qu'il a mal piloté les politiques de régulation qui sont sa mission originelle ? C'est comme si nous avions un médecin peu performant mais qui désire travailler dans l'électronique. Nous avons beaucoup de recherches sur cette question du public-privé. Toute une branche de la science économique lui est consacrée : Public choice theory. Conclusion : Les connaissances dans ce domaine renvoient dos à dos les extrémistes du tout Etat et du tout marché. Une position médiane est nécessaire. Certes, dans la sphère productive d'une économie de marché, le secteur privé est dominant. Mais cela n'exclut guère l'existence d'un secteur public dans des activités clairement identifiées. Mais lorsqu'un Etat qui a de lourdes responsabilités de régulation et de pilotage s'encombre d'activités secondaires, le dérapage est prévisible. Il est beaucoup plus facile d'encourager les entreprises performantes et d'aider à en créer de nouvelles pour piloter efficacement ces activités que les gérer soi-même. Une autre fiction consiste à dire que les entreprises doivent être compétitives dans les mêmes conditions, qu'elles soient publiques ou privées. Mais les mécanismes de lobbying ne le permettent pas. Comment expliquer alors que les entreprises privées de bâtiment en Algérie font faillite alors que celles qui sont publiques sont assainies ? Nous pouvons à la limite mettre sur pied un système de comptabilité analytique pour évaluer les coûts des injonctions et les compenser. Mais là n'est pas la question. Un Etat doit développer une expertise de régulateur. C'est déjà une opération complexe. Lui adjoindre une tâche de gestionnaire, c'est la rendre impossible.