S'il vous plaît, pardonnez-nous nous les Tunisiens de continuer à jubiler un peu de ce qui nous arrive ; nous n'avons jamais connu de moments aussi joyeux aussi exaltants…» Le célèbre sociologue tunisien Mohamed Jouili ne pouvait pas contenir son émotion hier devant une assistance sélecte à l'hôtel El Djazaïr (ex-Saint George). Premier intellectuel libre de la Tunisie post Ben Ali qui arrive en Algérie, Mohamed Jouili a agréablement ému les nombreux, chercheurs, universitaires et hommes politiques venus écouter le récit de la renaissance. Le président du Centre de recherches stratégiques et sécuritaires (CRSS), Mhand Berkouk, a offert hier deux heures de pur plaisir à l'assistance. C'est pratiquement en «émeutier», au sens intellectuel du terme, que Mohamed Jouili a disséqué la révolution de la jeunesse tunisienne dont il dit être fier. Sourires, boutades, exclamations et ironies auront rythmé sa conférence sur la «transformation politique de la Tunisie». L'universitaire était tellement excité par ce qui est arrivé à son pays qu'il n'a pas hésité à lancer : «Nous souhaitons évidemment qu'il y ait un effet domino pour notre révolution dans tous les pays arabes.» S'étant rendu compte qu'il professait dans un pays en «stand-by» démocratique, Mohamed Jouili a tout de suite lénifié son discours, un brin désolé, en déclarant : «Nous n'avons pas l'intention d'exporter notre révolution pour la simple raison qu'elle est dénuée de tout fondement idéologique.» Islamistes «in» Le sociologue précise que la Révolution tunisienne ne peut pas être comparée à celle iranienne en ce sens qu'elle est «light» et d'inspiration juvénile. Il balaye d'un revers de la main qu'elle est téléguidée par une quelconque force politique. «Ce sont des jeunes Tunisiens qui ont agi de façon individuelle. Et c'est la somme de toutes ces individualités qui a donné naissance à un mouvement national de contestation du régime de Ben Ali», soutient l'universitaire. Pourquoi donc cette révolution a eu lieu en Tunisie où les citoyens sont quand même bridés et pas ailleurs dans le monde arabe ? Réponse de Mohamed Jouili : «Il ne faut pas oublier que c'est en Tunisie que l'esclavage a été aboli la première fois en 1846, et que c'est en Tunisie qu'a été adoptée la première Constitution du monde arabe en 1861 et c'est chez nous également que le premier syndicat a été créé.» Le conférencier fera observer, en outre, que son pays est pionnier en matière de liberté de la femme. Il fera ces rappels historiques pour expliquer que son peuple n'est pas congénitalement soumis bien qu'il reconnaisse : «Nous avons tardé à reconquérir notre dignité comparés aux Européens de l'Est.» Cours de démocratie tunisienne à Alger… Il n'est pourtant jamais trop tard pour bien faire et Mohamed Jouili semblait hier très optimiste quant à l'avenir de son pays «même s'il y a quelques inquiétudes». Et pour cause, partant du postulat que les révolutions mangent souvent leurs enfants, l'universitaire craint que ce succès ne soit «détourné». D'autant plus qu'«il est évident qu'il y a eu une intervention américaine dans la chute de Ben Ali». Mais Mohamed Jouili reste confiant quant à la capacité de la nouvelle Tunisie à réussir sa transition démocratique. «Vous savez, nous ne savons rien de la liberté, de la démocratie ; nous allons apprendre au fur et mesure pour arriver à une expérience propre à nous, à notre culture et à nos traditions», affirme le conférencier. La Tunisie risque-t-elle un péril islamiste ? «Non, je ne pense pas. Nos islamistes sont différents de ceux des autres pays arabes, ils sont abreuvés de la culture moderniste de Bourguiba et ont épousé les vertus démocratiques dans leurs pays d'exil, en Occident.» L'universitaire soutient que Rachid Ghannouchi et ses ouailles cherchent juste «une place sur l'échiquier, au même titre que tous les autres partis politiques». En filigrane, l'universitaire exclut le scénario algérien du FIS en insistant sur les spécificités culturelles et sociétales de la Tunisie et «ses acquis irréversibles». Il ira jusqu'à cataloguer la transformation politique de son pays dans la nouvelle rubrique de «révolution post-moderne». Une sorte de «e»révolution menée via facebook, les blogs et les réseaux sociaux et qui constitue, d'après lui, «une première même dans le monde». Et à Mohamed Jouili d'ironiser que «Ben Ali, qui a organisé le sommet mondial de la société de l'information pour se vanter des réalisations de son régime, est tombé grâce à ces moyens technologiques !». Du jasmin ? Non, du cactus Révolution du jasmin ? M. Jouili déteste cette appellation française, réductrice à son goût. «A Sidi Bouzid, il y a des cactus, pas de jasmin…», lance-t-il, railleur. Et de tonner : «Nous nous sommes débarrassés de la France ; ce pays a beaucoup perdu en Tunisie.» Une fois son exposé terminé, le sociologue a été joyeusement bombardé de questions par une assistance visiblement envieuse de l'exploit du «peuple frère». Toutes les interventions, y compris celles des journalistes, ont été précédées d'un sympathique «Mabrouk Alikoum» (félicitations) pour la chute de la «sécuritaucratie» ; un néologisme très tunisien. Dans la salle, il y avait des hommes politiques algériens à l'image de Abderrahmane Belayat du FLN, de l'ex-chef du gouvernement Mokdad Sifi ou encore du général-major à la retraite Medjahed. C'était vraiment cocasse et hilarant d'entendre des Algériens féliciter leurs frères tunisien – «en toute démocratie» – d'avoir abattu le despotisme de Ben Ali. Le plus drôle est que certains, dans la salle, émargent encore chez son alter ego, Bouteflika… Et tout le monde a remercié vivement le président du RSS, M'hand Berkouk, d'avoir permis ce moment de plaisir avec un invité tunisien venu donner un cours de «making of» démocratique en Algérie…