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Algérie 1954-1962
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Publié dans El Watan le 11 - 02 - 2011

Tracts, cartes postales, journaux d'époque, photos… Parmi les derniers livres sortis sur la guerre de Libération, Algérie 1954-1962, lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre, de Benjamin Stora et Tramor Quemeneur (*) est plus qu'un beau livre. A travers les documents insérés, que l'on peut toucher, déplier, sentir, «cet ouvrage cherche la restitution des sensations, écrit l'historien. Ce matériel, précieusement retrouvé et reconstitué donne toute la “chair“ de cette histoire.» Morceaux choisis. *Ed. Les Arènes
- Bachir Hadjadj : Le retour. Les fêtes de l'indépendance
Un soir où nous étions tous deux assis seuls, mon père, profitant d'un souffle de fraîcheur, me raconta dans quelles conditions, il avait fait en 1916, un serment à son grand-père Saad, le vieux taleh, et comment il avait tenu parole : «Hier, je suis allé sur la tombe de Djeddi, m'a-t-il dit, comme il me l'a fait promettre avant de mourir dans mes bras, en 1916. Arrivé sur sa tombe, je me suis penché au plus près de sa tête, j'ai ensuite mis mes mains en porte-voix : «Saad, fils de Theldja ! M'entends-tu ?» J'ai attendu quelques secondes, puis je lui ai annoncé : «La France est partie ! La France est partie ! La France est partie !» Il y eut à ce moment un sourd grondement venu du plus profond de la terre, suivi d'une forte secousse qui m'a fiat perdre l'équilibre et je me suis retrouvé par terre. C'était Djeddi qui me signifiait que le message lui était bien parvenu. J'avais tenu la promesse que je lui avais faite il y a près de cinquante ans. Puis j'ai ajouté à son intention : «Maintenant tu peux dormir tranquille, Djeddi.»» Mon père avait la larme à l'oeil sous le coup de l'émotion qui l'avait saisi.


- Ali Dris : Dans le maquis de l'ALN. Mon père, ce moudjahid
On habitait dans un village, Aït Dris, au coeur des combats, proche de la caserne de Tizi Ahmed. Mon père était maquisard, il récoltait des fonds, organisait les endroits où devaient manger les moudjahidin. C'était un travail difficile, car il n'avait pas d'armement, rien. Il se déplaçait de village en village et prenait tous les risques. L'armée française venait chez nous régulièrement pour l'interroger. Quand les soldats le trouvaient à la maison, ils l'emmenaient en prison, quatre, cinq jours, et l'interrogeaient en le torturant. Puis il était relâché. Après, rebelote, mon père était constamment en prison. J'avais 7 ans, et mon grand frère Mouloud, 12. On allait à l'école à Tizi Ahmed, pas loin de notre maison. Le directeur de l'école, M. Gayon, était français. Souvent on arrivait en pleurant et le maître nous disait : «Qu'est-ce que vous avez, les frères Dris ?» On lui disait que les soldats français avaient emmené notre papa en prison. Alors il appelait directement le responsable de la caserne, ou bien il allait lui-même demander la libération de père Dris, parce que ses enfants avaient besoin de lui. Et il revenait en nous disant : «Soit ce soir, soit demain, votre père sera à la maison.» Le chef de la caserne, qui respectait M. Gayon, libérait mon père. Mais les soldats revenaient sans cesse. Lorsqu'ils ne trouvaient pas mon père, ils m'appelaient en me donnant des friandises, du chocolat, pour que je leur dise où il se cachait. Et moi, si je l'avais su, avec l'innocence des petits, je leur aurais tout dit. Une fois, un harki m'a pris dans un coin pour me poser des questions. Il me disait que c'était mon père qui l'avait envoyé pour que je lui montre la cachette. Ma mère a poussé le harki en lui disant de me laisser tranquille. Certains harkis travaillaient avec les Français et les moudjahidin. La dernière fois que papa est sorti de prison, un soldat lui a donné un coup de crosse et lui a brisé trois ou quatre côtes. Mon père est décédé des suites de ses tortures peu de temps après l'indépendance.


- Mohand Kheffache : L'armée ratisse les villages. Apprivoiser sa peur
Notre quotidien s'est organisé en fonction des ratissages des soldats qui sont devenus plus fréquents, voire quasi quotidiens. Ils nous parlaient d'un ton de plus en plus agressif, avec des regards méfiants. A chaque embuscade tendue, la nuit, par les maquisards aux convois militaires, sur la route nationale, au sommet de la montagne, nous étions certains que le lendemain, à l'aube, nous aurions droit à une descente à la recherche de leurs assaillants. C'était devenu quasi routinier. Ils arrivaient, nous rassemblaient, fouillaient les maisons, nous interrogeaient sur les fellaghas qui les avaient «lâchement attaqués la veille» et repartaient non sans avoir vociféré de fusiller les personnes qui hébergeraient ou nourriraient «ces traîtres qui n'osaient pas montrer leur visage et se battre face à eux». L'habitude de ces ratissages, qui duraient deux à quatre heures, nous avait appris à apprivoiser la peur ; la plupart d'entre nous restaient impassibles devant le déploiement des soldats qui paraissaient de plus en plus frustrés par l'absence de victimes dans notre village. Une fois les militaires repartis, les villageois reprenaient leurs occupations, avec un décalage dans leur emploi du temps qui les contrariait plus que leur présence, présence que toute la Kabylie, impuissante, semblait accepter avec dédain et mépris.


- Stanislas Hutin, appelé. : Le traumatisme de la torture. Des cris dans la nuit
26 janvier 1956. Un gosse de 14 ans est prisonnier à la cuisine depuis deux jours. Un groupe en patrouille l'a soi-disant surpris s'enfuyant pour prévenir des fellaghas. Il était avec d'autres bergers. Dès qu'il a aperçu les soldats, il s'est enfui vers un bois d'où sont sortis quelques types. Les soldats ont tiré : la mitraillette qui visait le gosse s'est enrayée. On a réussi à le saisir ainsi que le vieux qui semblait lui aussi fuir.
28 janvier 1956. Les hurlements de cochon qu'on égorge, entendus hier soir vers 9 h, venaient du gosse. On l'a passé à la magnéto. La méthode est simple : un fil sur un testicule, un autre sur l'oreille et on a fait passer le courant. Sur le gosse, ils n'ont pas employé la méthode habituelle ; ils lui ont mis le fil au poignet et à l'oreille. Hier soir, j'ai d'abord cru que c'étaient les chacals. Mais cela durait. Je suis donc sorti en pyjama et j'ai écouté. Des bruits de voix et des gémissements sortaient de la guitoune des lieutenants. Je me suis raisonné : «Il est impossible qu'ils osent passer le gosse à la magnéto ; c'est le vieux qu'ils veulent faire cracher.» Je suis rentré, une fois de plus, brisé par l'écoeurement, et je pensais au gamin, que j'imaginais terrorisé au fond de la remorque, qu'on torturait. Ce matin, je suis complètement brisé… Impossible d'aller vers le gosse, de lui parler, de le consoler. Il ne me comprendra pas puisqu'il ne parle pas français. Il a fallu que je prenne sur moi pour aller le photographier : ce sera une photo à montrer en France, c'est pourquoi je l'ai fait.


- Mohamed Aarabi : Des nationalistes algériens en France. Une vie de militant
On posait les voies de la gare de l'Est jusqu'à Bondy. J'avais pour habitude de faire la lecture à mes collègues illettrés, tard dans la soirée dans les trains. On écoutait aussi l'émission radiophonique tunisienne «La voix des Arabes» et on pleurait. Je cotisais comme tout le monde et donnais 30 francs. Comme j'étais lettré, le FLN me proposa de devenir chef de file, El Messoul. J'obéissais aux ordres de trois chefs kabyles. J'avais douze personnes sous la responsabilité. Ils ignoraient les noms des chefs et des militants des autres groupes pour éviter de dénoncer tout le réseau en cas d'«interrogatoire forcé» de la police. Je leur lisais les directives, les nouvelles, les journaux, et les ouvrages du FLN que l'on cachait dans des sacs à provisions. Je me rappelle leur avoir lu le premier numéro d'El Moudjahid en 1955. Nous étions organisés : nous communiquions grâce à des messages que nous introduisions dans des cigarettes… Nous distribuions aussi des tracts dans les cafés, les gens n'osaient pas broncher, ils les acceptaient en silence. On subissait constamment des contrôles et des fouilles. C'était étouffant et humiliant. Une fois, gare Saint-Lazare, je portais encore mon bleu de travail, deux policiers m'arrêtèrent brusquement : «Les mains sur la tête ! Montre tes papiers, bougnoule !» Ils se trouvaient dans la poche arrière de mon pantalon, à l'intérieur de mon bleu. Il fallait bien que je baisse les mains, alors ils pointèrent la mitraillette sur ma tempe. Une femme française avait assisté à la scène, elle criait : «Mais vous n'avez pas honte ! C'est scandaleux !» Un soir, la police procéda à une rafle à la gare de Bondy. Mon patron, M. Largeot, un communiste, qui me prêtait régulièrement des journaux, courut pour m'indiquer une sortie spéciale : «Vous avez raison de demander votre indépendance !» me confia-t-il.


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