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«Une laïcité très précoce, celle de l'Islam»
Youssef Seddik. Philosophe et anthropologue tunisien
Publié dans El Watan le 12 - 02 - 2011

Les propos étonnants et détonants de ce spécialiste de la Grèce antique et de l'anthropologie du Coran.
- Une question récurrente et d'actualité : l'Islam et la démocratie peuvent-ils cohabiter sans heurts ?
Si j'étais un fervent religieux, un grand pratiquant, catholique, juif ou musulman, et qu'on me demande de choisir pour l'espace public agnostique une religion, je choisirai l'Islam.

- Et pourquoi ce choix ?
Parce que voilà une religion qui reconnaît toutes les autres, et les autres ne la reconnaissent pas. En plus, dans les textes, la religion musulmane historicise les différences qu'il y a entre le Moïse du judaïsme et le Moïse de l'Islam, entre le Jésus du christianisme et le Jésus de l'Islam, c'est une position historique. La troisième et plus importante raison pour moi, c'est que l'Islam abolit toute médiation entre le divin et l'humain. Il n'y a aucun prêtre, aucune extrême onction qui peut intercéder entre toi et le divin. Tu es seul devant la mort, tu es seul devant l'au-delà. Il me plaît beaucoup de citer dans le Coran ce verset qui, s'adressant au Prophète Mohamed lui-même, lui dit que peut-être Dieu t'emmènera au paradis, peut-être pas. A Dieu, on ne demande pas des comptes. Ce sont ces trois dimensions, alors que je n'appartiens à aucune religion, qui font que si, par hypothèse, on me demandait de choisir parmi les trois religions, je choisirai celle qui a reconnu toutes les autres.

- Pourquoi alors l'Islam fait-il si peur ? Pourquoi renvoie-t-on toujours dos à dos Islam et démocratie ?
Pour deux raisons. La première, c'est ce que je viens de dire, qu'est-ce que c'est que cette religion qui affirme être le sceau des religions et qu'après elle il n'y aura rien, l'histoire lui a d'ailleurs donné raison. Maintenant, même si les Moons et les évangélistes disent qu'ils sont des nouveaux prophètes, ce n'est pas sérieux. Le vrai prophète, au sens de Jonas,
d'Abraham, de Moïse, c'est terminé. C'est cela qui fait peur. Le Coran répond à l'exclusivisme du judaïsme et du christianisme, d'une manière toujours historique, philosophique et logique à mon sens. La deuxième chose qui fait peur, c'est un reproche à nous faire, à nous, l'Islam pendant très longtemps a vécu, d'Indonésie au Maroc, en autarcie conceptuelle, en autarcie philosophique. J'ai découvert des choses dans Heidegger et qui sont dans le Coran. Imaginez si l'Islam avait dialogué avec le personnalisme, l'existentialisme, avec Kant, Hegel. Cela aurait donné d'abord une familiarisation de l'Islam en Europe et aux Etats-Unis, et cela aurait pu donner également une haute vue de cette doctrine religieuse qui serait devenue facilement une doctrine philosophique. Le christianisme a produit une philosophie, sans parler du judaïsme qui en a produit depuis toujours. L'Islam n'en a pas encore produit. C'est une question que nous devons nous poser à nous-mêmes.

- Qu'en est-il de l'Islam utilisé à des fins politiques dans l'espace public ?
Dans Le grand malentendu. L'Occident face au Coran (éd. de l'Aube, La Tour d'Aigues, 2010), je démontre que, s'il y a une laïcité très précoce, c'est celle de l'Islam. Quelle est la civilisation ou la religion dont les quatre grands premiers imams ont été emprisonnés et torturés par le pouvoir séculier. C'est le pouvoir séculier qui commande le religieux, même Ibn Taymiya est mort en prison. Puisqu'il n'y a aucune médiation entre le divin et la personne, il n'y a que l'espace public qui ne doit pas être dérangé.

- L'islamisme ne porte-t-il pas préjudice à l'Islam ?
La question s'est posée très récemment chez nous, en Tunisie, de la manière démocratique la plus éclatante. Rached El Ghannouchi, qui était condamné à perpétuité et exilé à Londres, est rentré et il s'exprime publiquement. Quand on m'a posé la même question, j'ai répondu que la chose était simple. Si les leaders de ce mouvement disent qu'ils veulent appliquer la chari'a, ils sont libres de le dire, c'est à ceux qui pensent que ce n'est pas possible de se défendre. Si ce parti islamique atteint 20% de voix et s'il arrive au deuxième tour (des futures élections législatives, ndlr), on alerte tout le monde et on l'empêche de prendre le pouvoir. Si ce parti respecte la légalité, si les suffrages exprimés en sa faveur ne menacent pas le pouvoir suprême, de quel droit l'empêcher ? Il me restera alors, moi qui ai peur des fondamentalistes, qui ne veux pas qu'ils me commandent, à prendre peut-être le maquis pour les combattre, ou je m'exilerai pour continuer à travailler contre eux, comme nous avons travaillé contre Ben Ali. C'est cela mon histoire.

- A vous entendre, il n'y a pas de crainte à avoir d'un parti islamiste en Tunisie...
A mon avis non, tant que les partisans de ce parti n'agressent pas les gens dans la rue, et si c'est le cas, ils tombent sous le coup de la loi, comme n'importe quel délinquant. La gestion de nos pudeurs, de notre manière d'être n'a rien à voir avec la politique. Si par les idées ils arrivent à prendre le pouvoir, c'est que mes idées à moi et ma façon de les défendre sont faibles. Et ils me font une faveur en me montrant que mes idées je ne les défendais pas très bien, et que la prochaine fois je les défendrai mieux. Il se peut même qu'ils deviennent fascistes et qu'ils m'empêchent de parler, et cela c'est notre histoire.

- Il y a le précédent algérien...
J'aurais fait la même analyse. Si j'avais droit à la parole, au moment de l'arrêt du processus démocratique en Algérie, j'aurais dit : «laissez-les gouverner». C'est mieux que douze ans de guerre civile et des dizaines et des dizaines de milliers de morts. Vous avez débloqué votre histoire qui a duré 132 ans et vous avez réussi. Qu'est-ce que cette croyance en la faiblesse des élites algériennes qui sont des élites modernes ? Quand j'ai voulu écrire à Tunis contre les fondamentalistes, comme je les appelle, mon journal a refusé, craignant une agression de leur part. Je voulais écrire pour les dénoncer, quitte à être menacé de mort, je l'ai été à travers une caricature représentant Freud, moi-même et au centre une grenade. C'était la fin des années 70 et nous, avec tous les intellectuels algériens, nous avons eu peur de cela. On aurait pu arrêter le processus de leur formation en leur donnant le pouvoir. Qu'ils le prennent !

- Quand on écoute les médias, les analystes occidentaux, on a le sentiment que nos sociétés n'ont, à court terme, comme alternative à l'autoritarisme que l'islamisme...
Celui qui pose en politique une alternative immobilise les gens. Il y a toujours une nuance à faire. Qui, parmi les onze millions de Tunisiens, et même parmi les cent millions de Maghrébins, imaginait comment la société tunisienne bougerait le 14 janvier 2011 ? Personne, parce qu'il y avait autre chose que cette alternative. Toute révolution, tout changement est une invention. Les fondamentalistes tunisiens étaient absents de la révolution tunisienne. J'explique cette absence par une intelligente stratégie des leaders d'Ennahdha, ils ont déclaré qu'ils n'étaient pas près à être accueillis par cette révolte, essentiellement jeune qui s'est faite sans eux. Mais, plus profondément, je crois et j'espère ne pas me tromper, que les fondamentalistes tunisiens ont fait évoluer ce que vous appelez l'islamisme et nous sommes en train d'aller par leur biais à un Islam à la turque, à l'image de la Démocratie chrétienne. Je crois que Rached El Ghannouchi est sur ce schéma-là. De plus en plus les gens vont le comprendre dans d'autres pays où le fondamentalisme est présent.

- Vous semblez confiant ?
Trois fondamentaux sont universels : la dignité, l'égalité des chances et le pain. Ces trois incontournables font bouger les peuples. Tout le reste est idéologie. Je suis optimiste parce que je suis humain.


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