Adepte d'un islam « spirituel », pourfendeur acharné des tenants du discours néofondamentaliste, Soheib Bencheikh, le mufti progressiste de Marseille, revient dans cet entretien sur les raisons qui l'ont amené à créer l'Institut supérieur des sciences islamiques de France. Il aborde également les rapports qu'entretiennent les jeunes musulmans de France avec la religion musulmane, peint un portrait sans fard du président français Nicolas Sarkozy et avoue son rêve de voir l'islam des « lumières » triompher de la « rue » et des « élites » occidentales. De mufti de la « grande mosquée » de Marseille, vous devenez, depuis avril 2007, directeur d'une institution de formation et de recherches, l'ISSI, pourquoi ce passage du théologique au scientifique ? L'Institut supérieur des sciences islamiques est une institution très importante. Elle n'a pas vocation théologique, elle est académique et de recherches. Je voudrais souligner à ce titre son caractère apolitique. L'ISSI est ouvert à tous et pas uniquement aux musulmans. Formation continue et sensibilisation publique sont entre autres ses principaux objectifs. En ce moment, il est subventionné par une seule collectivité (Conseil général de Marseille, Ndlr) et je dois dire que pour devenir autonome, il faudrait des aides. Les aides publiques : moi je n'y crois pas trop, c'est pour cela que je sollicite ici en Algérie, mon pays d'origine, les donateurs privés pour nous soutenir financièrement. « Sensibilisation publique », pourquoi une telle mission pour une institution académique ? L'ISSI, dont l'ambition est d'être la vitrine de l'Islam en France, se veut d'abord une université populaire, gratuite, qui s'adresse aussi bien aux musulmans qu'aux non musulmans. On s'adresse notamment aux jeunes musulmans qui du fait de leur appartenance à l'Islam se retrouvent face à un dilemme. Certains en font un complexe, d'autres, par révolte, brandissent l'Islam comme un défi devant une société jugée raciste, injuste avec toutes les exagérations que cela comporte. Il s'adresse aux non musulmans, parce que l'Islam fait peur. Il fait peur à juste titre d'ailleurs : car c'est au nom de cette religion que sont commis des crimes horribles. Ceux qui légitiment ces derniers ne sont pas tous théologiens ou politologues pour faire la part des choses, c'est à nous de nous exprimer, d'expliquer qu'il n'y a qu'un Islam scientifique, civilisationnel, humaniste, etc. qui peut être l'antidote à l'islamisme. Si vous voulez remplir une salle en France, annoncez une conférence qui porte sur un thème concernant l'Islam, vous aurez plusieurs types de personnes qui viennent dare-dare. On y trouve ceux qui veulent régler leurs problèmes avec l'Islam, ceux qui viennent par fascination ou par volonté d'apprendre et/ou par simple curiosité. Une voix de l'Islam, autre que celle de l'Islam « officiel » ou des salles de culte clandestines ? Celui qui a engendré l'Islam contestataire, c'est l'Islam officiel. Il est la voix de son maître. Nous sommes au bon milieu d'un tunnel, sans filet de lumière. En cours de route, nous avons perdu l'érudition, la maîtrise totale des « mères des livres », « Oussoul eddine oua oussoul el fiq'h », maîtriser les précieuses pensées d'oulémas comme Tahar Ben Achour, Mohamed Abdou, Ibn Badis. Aujourd'hui, on avance sans savoir réellement où on va, puisqu'on n'a pas balisé le terrain : nous n'avons pas préparé une école capable d'adapter au contexte actuel l'Islam pour qu'il soit vivable en tant que valeurs, en tant que vertus. L'ISSI, avez-vous dit, sera apolitique, il ne sera pas appelé à faire de l'ombre au Conseil du culte musulman (CFCM) par exemple... Non. Il est purement académique. En France, on fait le distinguo entre ce qui est enseignement académique, et ce qui est confessionnel. En la matière, les meilleurs instituts en France sont des instituts de type privé. Nous sommes actuellement une association de type 1901, de droit français. Comme je vous l'ai dit, l'ISSI est apolitique mais il peut être politique parce qu'il s'intéresse à la chose publique. Toutefois, il n'adhère, ni s'oppose à un aucun parti, ni en France, ni en Algérie et n'émet d'avis que lorsqu'il est sollicité. Dans votre analyse, vous avez mis le doigt sur un certain « complexe d'appartenance à l'Islam », est-ce une tendance lourde chez les jeunes musulmans de France ? Pas tous. La majorité des jeunes s'épanouit tous les jours et ne rêve que de cohésion entre leur foi et leur réussite sociale. Je peux vous assurer qu'aujourd'hui que les musulmans grimpent la pyramide sociale dans tous les domaines. Nous avons une minorité de jeunes, notamment les exclus qui accumulent toutes sortes de maux sociaux et économiques, celle-là cherche à minimiser son appartenance à l'Islam ou n'affiche l'Islam qu'à travers certains comportements et apparences. Les rapports qu'entretiennent les jeunes musulmans de France, ceux des banlieues notamment, sont souvent décrits et présentés comme empreints d'intégrisme religieux, discours d'islamophobes ou réalité menaçante de banlieues ? Ce n'est pas vraiment de l'intégrisme, c'est une révolte socioéconomique qui risque d'être perçue comme de l'intégrisme religieux. La crise des banlieues de 2005 a été une révolte socioéconomique. D'ailleurs, il y a eu des tentatives de récupération par certains organismes de tendance islamiste. Des organismes qui n'ont pas hésité à lancer des fetwas pour soi-disant apaiser les esprits alors que la crise elle-même n'est pas le fait des seuls musulmans. Oui, il y a ce qu'on appelle de l'intégrisme. Je n'aime pas ce mot parce qu'on peut assimiler avec intelligence l'intégralité d'une religion. En réalité, il s'agit de néo-fondamentalisme salafite qui assure au jeune musulman ce qui lui manque pour être lui-même, à savoir la fierté, une cause, un objectif, un sens à donner à sa propre vie. C'est un Islam à bas prix, facile à avaler dont le discours s'adresse à des jeunes aisément manipulés, vulnérables, parce qu'on ne leur a pas inculqué l'Islam du savoir et de la civilisation, un Islam spirituel. Le CFCM, le Conseil français du culte musulman, la première structure officielle et représentative des musulmans de France, est sorti de l'ombre en 2003 sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy. Devenu président de la République depuis mai 2007, Sarkozy a-t-il d'après-vous poursuivi son projet de réorganisation de l'Islam de France ? On ne comprend pas trop. Aussi étonnante que puisse paraître sa capacité de travail, Sarkozy est surtout capable de faire la chose le matin et son contraire le soir. Il n'a pas une conviction ferme, pas de visibilité : il navigue à vue, déroute ses observateurs. Cette façon de faire est en soi une véritable rupture avec ce qu'a longtemps été la tradition française. Lors de son voyage au Vatican en décembre 2007, Sarkozy avait mis en avant les « racines chrétiennes » de la France, comment les musulmans de France avaient pris cette déclaration ? Personnellement, j'étais déçu. Afficher que l'Europe a des « racines chrétiennes » c'est peu pour moi. Il va de soi qu'une telle déclaration vise à exclure d'abord la Turquie et la maîtrise, voire même l'assimilation totale de la minorité musulmane. L'argument est décevant parce que moi-même j'ai toujours pensé que le christianisme est à l'origine du monde entier. L'Islam lui-même est d'origine aussi chrétienne : il est la continuité des deux grandes religions avant lui et si vous coupez les racines juive et chrétienne à l'Islam, il est hybride, une invention. Les chrétiens sont nommés dans le Coran comme « musulmans ». Les « apôtres » de Jésus, « Al Haourioun » se revendiquant eux-mêmes dans le Coran comme « musulmans ». En plus, Sarkozy a fait le plus mauvais choix en désignant l'Europe. C'est le continent le plus laïcisé, l'endroit le plus sécularisé, le plus athéiste et agnostique. Ce n'est ni l'Amérique du Nord ou du Sud ou même l'Afrique ou l'Asie, où il y a une forte religiosité. Le christianisme européen lui-même est d'origine orientale. Le fondateur de l'Eglise catholique latine est l'Algérien Saint Augustin. Le premier juriste catholique de droit canon est Tertullien, il est Tunisien et j'en passe. Je crois à ce propos que le politique n'a vraiment pas le droit de s'autoproclamer théologien. Alors évitons ces cadastres célestes, car tout cela doit être l'apanage des penseurs théoriciens. Vous reprochez à Sarkozy de vouloir « assimiler » la communauté musulmane, pouvez-vous être plus explicite ? Ce que je reproche à Sarkozy, que je voyais à la création du CFCM presque quotidiennement, c'est de n'avoir pas accédé à notre désir d'offrir une représentation savante de l'Islam, une représentation scientifique basée sur les universités théologiques. En Islam, nous n'avons ni église ni prêtre. Pas d'intermédiaire entre Dieu et le croyant. La relation est directe. Aucun musulman ne peut juger la foi de l'autre. La religion est basée sur l'adhésion volontaire et la liberté totale. Sarkozy a choisi le contraire. Au lieu d'envoyer des représentants qui brillent par leur magistère et leurs connaissances, capables de mener un travail de réflexion et de pédagogie pour éclairer un terrain assez peu éclairé, il a syndicalisé l'Islam, avec une base élective, etc. L'absence de clergé dans l'Islam ne signifie pas absence de toute organisation. Nous avons besoin d'organisation et d'un interlocuteur identifié et consensuel. Mais ce n'est pas de cette manière. J'ai vu comment Sarkozy a mis en avant les personnalités « qualifiées » de l'OIF, comment elles ont été « officialisées », invitées à l'Elysée, à Matignon, et de l'autre côté comment cette surexposition a nourri notamment l'extrême droite. Chaque Bush a besoin de son Ben Laden. Moi, je ne me voyais pas dans ce schéma, je me suis donc retiré et me consacre exclusivement à l'enseignement, à la recherche où je suis dans mon élément. Comment voyez-vous l'avenir de l'Islam en Europe, et en France en particulier ? J'ai lu – il y a longtemps – un livre du penseur chrétien Salama Moussa. Il disait lui-même que dans le monde entier, « la rue sera musulmane et l'élite sera partagée ». En Europe, la prophétie de ce penseur est en train de se réaliser. Mais moi personnellement, je préfère un autre Islam, plus spirituel. Je ne crois pas que l'Ange Gabriel a passé son temps à monter et descendre uniquement pour apprendre aux Arabes comment s'habiller. Si révélation il y a, c'est pour être une médecine de l'âme pour propulser les hommes dans la civilisation. Si on ne conçoit pas l'Islam comme cela, c'est que l'on n'a rien compris. Bio-express Soheib Bencheikh est un intellectuel et théologien musulman. Ancien grand mufti de la mosquée de Marseille, président du Conseil de réflexion et d'action sur l'Islam (CORAI) et directeur de l'Institut supérieur des sciences islamiques (ISSI), M. Bencheikh est l'un des musulmans progressistes les plus connus en France. Né en 1961 à Djeddah (Arabie Saoudite), issu d'une famille d'imams algériens, Soheib Bencheikh a étudié la théologie islamique à l'université Al Azhar du Caire et a obtenu un doctorat en études religieuses de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) à Paris. En 1995, il est nommé grand mufti pour la ville de Marseille par Dalil Boubekeur, recteur de la Mosquée de Paris depuis 2003, il est membre du Conseil français du culte musulman (date de sa création). M. Bencheikh n'est pas un chef religieux, mais il est engagé dans un combat antifondamentaliste. Il adhère aux valeurs de la démocratie et de la laïcité et les défend avec vigueur. Il plaide pour que les musulmans de l'Europe vivent en citoyens dans la société européenne par une adoption sans précondition des lois civiles. M. Bencheikh dénonce la dérive wahhabite et salafiste. Il est en outre très connu pour sa participation aux dialogues interreligieux. Il est l'auteur de Les Grandes Religions et Marianne et le Prophète : l'Islam dans la laïcité. Il est membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la décennie de la culture de paix et de non-violence. Il prône une réforme de l'Islam passant par « un travail de désacralisation, par une relecture des textes à la lumière de l'intelligence moderne ». Le 16 février 2004, un manifeste est publié dans le quotidien Libération pour une « laïcité vivante » signé par des femmes et hommes de culture musulmane - croyants, agnostiques, ou athées - « contre la misogynie, l'homophobie, l'antisémitisme et l'Islam politique ». Le 4 mai 2006 à Marseille, il annonce sa candidature à l'élection présidentielle de 2007 pour dénoncer la peopolisation du débat politique. Il devient ainsi le 17e candidat officiel, mais ne sollicite pas les 500 signatures requises.