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Un mythe économique algérien immortel
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Publié dans El Watan le 14 - 02 - 2011

Lors de mes nombreuses conférences économiques (en Algérie et un peu partout dans le monde), j'ai remarqué un décalage surprenant entre les analyses économiques mondiales et les réflexions dominantes dans notre pays. L'écart existe sur beaucoup de thèmes. Mais il y en a un qui est érigé en mythe. La vaste majorité de nos analystes - même des économistes chercheurs et d'éminents penseurs - pensent que la stratégie économique super étatisée et super centralisée des années 1970 aurait pu réussir si on ne l'avait pas interrompue. Cette affirmation est élevée au rang de dogme religieux. Qu'importe si par ailleurs, aucun pays dans le monde n'a réussi à se développer avec une telle formule. Nous aurions pu constituer une exception planétaire, selon cette approche qui s'apparente à un conservatisme débridé. Nous aurions pu ignorer cette pensée trop distante de la réalité et de toutes les preuves scientifiques (économétriques) dont nous disposons ; si ce n'était ses conséquences désastreuses sur les décisions économiques actuelles.
Cette conviction, partagée par la vaste majorité de nos analystes et par de nombreux officiels, a induit un plan d'assainissement des entreprises publiques de plus de 600 milliards de dinars dont l'écrasante majorité de la somme est injustifiée et sera tout simplement dilapidée. C'est 100 fois plus que le budget annuel moyen de l'Ansej de ces dernières années. Un secteur public stratégique (énergie, transport aérien et ferroviaire, monopoles naturels, services publics) n'est pas incompatible avec une économie de marché efficace. Mais dans notre pays, on pense qu'un vaste secteur public tentaculaire qui comprend le bâtiment, l'hôtellerie, la distribution, la petite industrie et l'agroalimentaire est susceptible de relancer l'économie nationale. Ce sont les restes de ce mythe qui ont produit ces malheureux choix. Nous allons expliciter les mécanismes et les modalités qui expliquent pourquoi une telle stratégie est inopérante, tout en sachant qu'elle sera rejetée parce qu'on s'attaque à une légende qui doit, aux yeux de ces adeptes, survivre quelle que soit la réalité observée.
Les mécanismes d'inefficacité
A l'origine des carences analytiques, il y a trois problèmes de fond que nous allons approfondir :
La culture de l'analyse des résultats sans les coûts ;
La confusion entre entreprise créatrice et destructrice de ressources ;
La relation entre la culture managériale et le comportement des agents économiques.
Considérons la première insuffisance. Dans une analyse économique normale, lorsqu'on évoque une réalisation, on chiffre tout de suite son coût. Nous avons érigé El Hadjar, Sonacome, PMA, l'EGT centre, etc., qui ont produit des biens et des services pour notre pays. Nous connaissons et certains ont essayé de quantifier la valeur de leur production (en prix administrés ou prix internationaux). Mais personne n'a évalué le rapport coût/bénéfice. Pourvu qu'El Hadjar soit là, qu'il emploie X travailleurs et produit Y tonnes d'aciers par an pour qu'il puisse être érigé au rang de réalisation miraculeuse. Le conscient économique algérien occulte complètement les coûts. Cette grave défaillance fait ravage jusqu'à présent. Combien a coûté chaque tonne d'acier produite ? Personne ne s'en soucie. Il fallait glorifier le géant complexe quelles que soient les ressources consommées. Nous sommes conscients qu'il y a de nombreux autres paramètres à intégrer : l'effet multiplicateur de l'emploi, les industries potentielles à créer en aval, les aspects sociaux et géostratégiques, etc. Mais lorsqu'on évoque l'expérience que j'ai appelée «l'industrie désindustrialisante», on se remémore des réalisations mais pas les dépenses. Cette ligne de pensée est d'une actualité brûlante.
On présente actuellement des réalisations (autoroute, 2 millions de logements, etc.), sans donner sa contrepartie en ressources consommées. Nous avons promu cette manière de penser en «dogme» économique. Nous allons essayer de rectifier un tant soit peu cette étrange manière d'évaluer une expérience.
Le second problème provient de la confusion entre une entreprise qui produit de la richesse et une autre qui détruit des ressources. Lorsqu'une entreprise réalise des bénéfices, investit, crée des filiales qui, à leur tour, vont créer d'autres filiales et initier un processus d'expansion généralisée, elle crée de la richesse pour un pays. Mais lorsqu'elle produit déficit sur déficit, les ressources mobilisées pour son maintien sont soustraites à la sphère économique. Les fonds du Trésor public ou les crédits bancaires de complaisance qui ne seront jamais remboursés auraient pu être utilisés pour financer la croissance des bonnes entreprises et créer des milliers de PME/PMI. Si ces dernières ne voient pas le jour, c'est à cause des politiques économiques de soutien à ces entreprises qui appauvrissent le pays.
Prenons le cas des aciéries coréennes érigées au même moment que les nôtres. Elles produisaient à 98% de leurs capacités en utilisant trois fois moins de ressources (surtout main-d'œuvre). Elles dégagent des bénéfices et créent des filiales qui, à leur tour, érigent d'autres filiales et ainsi de suite. Par ailleurs, les taxes prélevées par l'Etat permettent de créer des centres d'excellence (villages technologiques, business schools) et un tissu de PME/PMI efficace. Le Trésor coréen ne subventionne pas des entreprises, il leur crée des conditions de crédit à profusion pour se développer. Il y a une grande différence entre une entreprise qui crée des richesses pour le pays et une autre qui les détruit.
Le troisième point est plus subtil. Il consiste à dire que nous étions en période d'apprentissage. Malgré les erreurs commises, nous aurions progressivement redressé la situation. Cette manière de voir ignore les modes d'enracinement et de mutation des «cultures d'entreprise». Nos méthodes de management ont très peu évolué, trente ans plus tard. Et en fait, aucun pays socialiste n'a réussi à promouvoir au sein de ses entreprises un management efficace. C'est ce qui explique, en grande partie, pourquoi ils veulent transformer radicalement leur système et réaliser le passage à l'économie de marché. Mais qu'importe ce qui s'est passé ailleurs, pour nos irréductibles l'Algérie aurait réussi un développement économique hyper étatisé et hyper centralisé. Nous sommes proches d'une certaine forme d'intégrisme intellectuel.
Quelques données significatives
Nous allons donner quelques chiffres qui prouvent que le système économique de l'époque se dirigeait inévitablement vers un échec flagrant. Nous ne sommes pas naïfs. Personne n'abandonne un dogme même face à des preuves scientifiques irréfutables. On introduit toujours un mécanisme de quatrième degré en importance, un paramètre marginal ou une intuition étrange pour sauvegarder sa certitude. Le premier élément concerne le taux d'utilisation des capacités, c'est-à-dire ce que produit l'industrie par rapport à son potentiel.
Selon les données officielles (donc très probablement exagérées), on arrive à un taux qui fluctue entre 45 et 50%. On produit la moitié de ce qu'on devait produire avec trois fois plus de ressources. Ce même taux était de 98% chez les Coréens du Sud avec trois fois moins de ressources.
Durant cette même période Krugmann (prix Nobel d'économie en 2008) analysait avec une grande pertinence les phénomènes de croissance. Il distinguait la croissance extensive (induite par les dépenses de l'Etat pour créer des infrastructures et des équipements de production) et la croissance intensive (financée par les bénéfices des entreprises et des banques). Il expliquait que la croissance des pays socialistes était uniquement extensive. On ouvrait de nouvelles mines, on mettait plus de femmes au travail, on valorisait plus de terres. Mais lorsque le volume des nouvelles ressources injectées s'amenuisât, le développement économique marquait le pas. On ne savait pas produire de la richesse avec un même stock de ressources.
Notre croissance économique des années soixante-dix était exclusivement extensive. On injectait les ressources tirées des hydrocarbures et de l'endettement pour créer de nouvelles unités de production qui tournaient à faible capacités avec d'énormes ressources. L'endettement extérieur était de 0,5 milliard de dollars en1969 mais avait dépassé 17,5 milliards en 1979. On injectait dans l'économie 45% du PIB pour avoir 6,5% de croissance. A la même époque, la Corée du Sud injectait 18% du PIB pour obtenir 7% de croissance intensive créée par les bénéfices des entreprises économiques. Tout analyste économique impartial arriverait à la conclusion qu'à long terme l'économie allait vers une crise plus grave que celle connue dans les ex-pays socialistes. Mais qu'importe l'investigation économique rigoureuse, l'expérience des années soixante-dix avait dépassé l'échelon des analyses scientifiques pour se positionner comme une légende. Et les légendes ne meurent jamais en dépit de la logique humaine.
Conclusion :
La période des années soixante-dix est truffée de réalisations grandioses : récupération des richesses nationales, meilleure distribution des ressources, vision lointaine et grandiose des affaires du pays, rayonnement politique à l'échelle internationale, etc. Ces achèvements superbes ne doivent pas nous faire perdre de vue ce qui n'a pas fonctionné pour le corriger. L'excès d'étatisme et de centralisation furent les faiblesses principales de cette expérience. Ils ont induit une inefficacité économique terrible dont nous souffrons actuellement. Le mythe est encore présent. Il explique pourquoi nous demeurons une société bureaucratisée et hyper centralisée. Il nous éclaire pourquoi nous essayons d'assainir toujours des entreprises publiques non stratégiques qui demeureront à jamais inefficaces. Il nous édifie sur les insuffisances que l'on a en matière de création de PME/PMI et d'emploi. Il est facile d'adorer un mythe lorsque c'est autrui qui paye les erreurs de décisions économiques.
Pour le moment, ce sont nos jeunes chômeurs, «harraga» ou ceux qui s'immolent par le feu qui en payent le lourd tribut. Tant que ce mythe demeure vivace dans l'inconscient de nos dirigeants, nous ne pouvons que produire, avec nos propres richesses, des désastres économiques.


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