Le directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et la Méditerranée (Cermam) à Genève, Hasni Abidi, analyse la situation que traverse la Libye et, au-delà, la révolution démocratique qui a commencé en Tunisie et qui se propage jusqu'au Yémen et à Bahrein. Il est à préciser que les travaux du politologue Hasni Abidi portent sur l'évolution politique au Proche-Orient et au Maghreb. - Est-ce que l'ère El Gueddafi, père et fils est révolue ? Le régime libyen a perdu les trois éléments de sa survie. Premièrement, le contrôle politique et militaire du territoire libyen dans sa totalité. Secundo, le socle tribal qui a assuré au régime d'El Gueddafi une certaine légitimité sociale et une adhésion populaire depuis 1969. Tertio, le soutien international sur lequel le régime libyen s'est appuyé depuis sa réhabilitation internationale à la suite de la levée des sanctions onusiennes. La dernière sortie de Seif Al Islam a constitué la fin politique d'un homme présenté jusqu'ici comme l'homme moderne et réformateur de la Libye et futur numéro un du régime libyen. - La Libye ne risque-t-elle pas la guerre civile ? Nous sommes face à une guerre contre les civils menée par un régime prêt à tout pour se maintenir. El Gueddafi tente depuis le 16 février de manipuler deux facteurs : les tribus et les régions. Il a d'ailleurs distribué des armes pour ouvrir une brèche dans l'unanimité du peuple contre lui. C'est l'effet inverse qui se produit, abattre le régime du colonel est désormais un élément de consensus. En revanche, la vacance du pouvoir est susceptible de créer un vacuum nécessitant une transition rapide et sereine. - Quelle alternative possible ? Qui pourrait conduire cette transition ? A terme, le recours aux élections est inévitable pour répondre aux aspirations de la population libyenne. Mais dans l'immédiat, la Libye possède des personnalités indépendantes capables de mener la transition. Il faut noter que l'opposition libyenne est certes disparate, mais sa présence est significative dans la mesure où elle a découvert très tôt l'exercice de l'opposition au régime, au lendemain du coup d'Etat militaire en 1969. On y trouve toutes les tendances, les islamistes, les monarchistes, les républicains et les nationalistes.
- Que peut faire la communauté internationale, au-delà des condamnations verbales et des menaces de sanctions ? La communauté internationale dispose d'outils juridiques et politiques suffisants pour exercer une pression sur le régime libyen. Le droit d'ingérence humanitaire est plus que jamais d'actualité. Le scénario de l'interdiction du survol aérien offre une caution politique et militaire aux manifestants. Nous avons des précédents importants : l'ex-Yougoslavie de Milosevic, le Kosovo, et l'Irak sous Saddam. - Vous avez évalué la fortune de Mouammar El Gueddafi et de sa famille à 120 milliards de dollars. Que recouvre-t-elle réellement ? Les câbles américains évoquent un montant plus élevé. La famille du guide a tenu depuis longtemps à opérer des placements diversifiés et opaques sous forme d'actions ou de dépôts dans des institutions bancaires situées en Asie, en Europe et dans certains pays du Golfe. La famille El Gueddafi n'a jamais fait la différence entre les revenus de la Libye et sa fortune personnelle. - Des actions pour la geler ont-elles été entreprises ? Nous sommes encore au stade des demandes. Seule une autorité libyenne est en mesure de saisir les juridictions internationales. Certains Etats ont anticipé une éventuelle requête par le blocage des fonds libyens. - Comment expliquez-vous ce mouvement de révolte démocratique qui couvre tout le Maghreb et le monde arabe ? Ce mouvement s'explique par la fin d'une longue dépression qui a frappé le monde arabe. Des conditions économiques et sociales insupportables et l'absence de perspectives sont des facteurs de révolte et de soulèvement. Le monde arabe est la seule région au monde qui est restée en retrait face à aux vagues successives de démocratisation. C'est une soif de liberté qui est la locomotive d'une exigence, non pas de réformes, mais de changement radical qui prévaut dans le monde arabo-musulman. Une région frappée par un immobilisme qui a fini par produire, à son tour, des secousses inattendues, avec des conséquences sur le système régional et international. - L'Arabie Saoudite peut-elle être touchée également ? Aucun Etat arabe n'est à l'abri. Les monarchies ne sont pas immunisées contre les soulèvements populaires. L'Arabie Saoudite craint un basculement du voisin yéménite et le renforcement de la majorité chiite à Bahreïn sur ses propres citoyens chiites qui se trouvent à l'est du royaume. - La révolte arabe annonce-t-elle un nouvel ordre international ? Qu'est-ce qui pourrait changer ? Une révolution dans le mode de pensée. La perception internationale de l'espace arabo-musulman est restée longtemps figée. Elle pèche par un excès de confiance et par un soutien inconditionnel aux despotes. Elle a accompagné les régimes politiques au détriment des dynamiques sociales et économiques. L'Occident est à la recherche d'une approche novatrice dans sa relation avec le Sud. Une mission difficile, celle de devoir composer avec des élites nouvelles et sans complexes, mais surtout légitimes. - Quel devenir pour la question palestinienne à l'aune de ce bouleversement régional ? Les régimes arabes ont fait de la cause palestinienne un fonds de commerce interne pour repousser les chantiers de réformes au nom de la grande cause, balayer les critiques ou attirer la sympathie des grandes puissances. Le résultat est sans appel : une faillite économique et sociale et des concessions sans limites dans un processus de paix en panne chronique.