Qui ne connaît pas l'ire, les singeries, les sautes d'humeur et les écarts de langage du scénique personnage libyen El Gueddafi, particulièrement envers les dirigeants arabes. Son outrecuidance le poussait, lors de chaque sommet ou réunion, à malmener un chef d'Etat ou un monarque, enfreignant toutes les règles protocolaires et allant jusqu'à créer des crises diplomatiques pour son pays. Néanmoins, les plus aguerris vous diront qu'il fut une époque où cet «enragé» avait bien un «dompteur». En effet, bien que cette époque et la notion du «zaïmisme arabe» soient révolues depuis le départ des grandes figures du monde arabe, les orfèvres en la matière doivent certainement regretter le défunt président algérien Houari Boumediène, car il était le seul dirigeant arabe qui pouvait remettre El Gueddafi à sa place. Ainsi, on raconte que durant les années 1970, lors d'un dîner organisé par El Gueddafi, à l'occasion d'un sommet arabe ayant réuni, en plus du défunt président algérien Houari Boumediène, des souverains, des chefs d'Etat et des émirs arabes, le dirigeant libyen fut pris d'un léger malaise. Alerté et pris de panique, le service protocolaire chercha son médecin personnel, mais personne ne le trouva (plus tard, on saura que ce dernier, las, était rentré chez lui). Ayant été informé par Allahoum, chef du protocole à l'époque, que le médecin algérien était dans la seconde khaïma (réservée aux accompagnateurs et les services de protection), Boumediène proposa amicalement, à son «ami» El Gueddafi les services du médecin de la délégation algérienne. Orgueilleux, frénétique et n'ayant pas admis les services d'autrui sur son propre sol, surtout de la part de son rival régional, il refusa dans un premier temps avant de se rendre à l'évidence et accepta, avec amertume, l'assistance de Boumediène. Néanmoins, pour laver cet affront et répliquer en même temps à cette «offense», le colonel El Gueddafi lança à l'encontre de Boumediène son grain de sel habituel sur un ton moqueur devant tous les dirigeants arabes présents : «D'accord, mais je ne sais pas si ton toubib me sera utile, car ça m'étonnerai qu'il puisse comprendre l'arabe et peut-être sera-t-il gêné par l'inconfort de la khaïma puisque nous savons tous que les médecins algériens formés par la France sont tellement habitués au luxe parisien…» Boumediène comprit vite le sous-entendu d'El Gueddafi et l'insinuation de son intervention. Mal lui en prit, car Boumediène, en plus d'être un homme avisé et prévoyant avait la faculté de connaître minutieusement tout le personnel présidentiel et pour la circonstance, le médecin présidentiel algérien était un médersien, excellent francophone et arabophone, qui en plus d'être un brillant clinicien, avait une immense culture dans plusieurs domaines. Ce à quoi Boumediène rétorqua, d'une manière subtile à El Gueddafi, avec le large sourire qu'on lui connaît et le cigare à la main : «Comme tu le sais, mon frère Mouammar, les Algériens te seront toujours utiles ! Mon médecin va non seulement soulager tes maux, mais connaissant ton penchant pour la poésie arabe, tu auras le privilège d'apprendre avec lui quelques notions sur la balagha, les mouaâllakat et les différences de style entre Imrou El Kaïs et Zoheir Ibnou Abi Salma ; et si tu me le permets, je peux le détacher pour quelques jours, en Libye, pour disserter avec lui sur la science, le fiqh, l'histoire des civilisations et sur toute la littérature latine, particulièrement italienne et non pas uniquement française. Enfin, pour la khaïma, ne te sens pas gêné vis-à-vis de lui, parce qu'il est issu du même milieu que toi ; c'est un fils d'une région de notre cher Sahara, connue par sa race ovine, ses palmiers et par ses poètes ; il a grandi dans une ‘‘moins luxueuse'' khaïma que celle qui nous abrite, mais équipée d'une bougie, pour éclairer ses longues nuits, d'une outre pour étancher sa soif, sans oublier la terrine dans laquelle il s'abreuvait de lait de chamelle !» Le Sahara, le palmier, la khaïma, la poésie, l'outre, la terrine et le lait de chamelle ont toujours été les constantes socioculturelles chères aux dirigeants et souverains arabes par lesquelles Boumediène voulait non seulement clouer le bec à El Gueddafi, mais aussi une mise en garde, par ricochet, à tous les dirigeants arabes présents qui osaient prendre au sérieux les sottises du «fou» libyen ou mettaient en doute les constantes et les racines de l'Algérie.