Le Centre de recherche stratégique et sécuritaire (CRSS) a tenté hier de percer le «secret» de la décision du président de la République de lever soudainement l'état d'urgence en vigueur depuis près de 20 ans. Juristes constitutionnalistes, hommes politiques et universitaires se sont relayés pour essayer de décrypter la décision des autorités et d'en saisir les motivations profondes. Le docteur Laïb, enseignant à l'université, a tôt fait de baliser la réflexion en expliquant doctement que l'état d'urgence est «lié aux libertés publiques et aux droits de l'homme». Tout en déclarant que l'Algérie n'a rien inventé en la matière, puisque même les grandes puissances ont eu recours à de telles mesures d'exception – comme les écoutes téléphoniques aux Etats-Unis – l'intervenant a précisé que cette mesure ne saurait servir d'alibi pour «réduire les libertés publiques». «L'état d'urgence chez nous est totalement inutile. Heureusement, il a été levé!», tonne M. Laïb. Et d'ajouter que d'un point de vue juridique, «il y a eu des dépassements constitutionnels». Le conférencier en veut pour preuve que la mesure n'a jamais été approuvée par le Parlement et sa durée dans le temps n'a pas été limitée. «Il y a eu entorse à la Constitution en ce sens qu'après la rallonge d'une année en 1993, l'état d'urgence a été reconduit automatiquement sans aucune base juridique», soutient l'universitaire. Et de s'interroger : «Où est la loi cadre régissant l'état d'urgence promise en 1992 ?» Démarrant d'un postulat que cette mesure est dictée par des «impératifs sécuritaires» liés à la menace terroriste, M. Laïb estime que l'état d'urgence aurait dû être supprimé «au moins depuis l'année 2000». Anticonstitutionnel Et de lancer, un brin énigmatique, qu'il doit y avoir des raisons «que nous ignorons en tant que juristes». Mais il constate que la menace terroriste qui a sous-tendu politiquement cette mesure n'a fait l'objet «d'aucun briefing et débriefing» qui auraient pu permettre aux responsables civils et militaires de poser un diagnostic réel de la situation et partant prendre la bonne décision. L'universitaire n'a pas manqué de souligner que l'état d'urgence constitue une carte entre les mains des despotes pour l'exploiter politiquement et «mater les libertés». Docteur Bachir Medjahed constate lui aussi qu'il n'existe «aucun cadre de réflexion stratégique, d'où la polémique sur l'utilité réelle ou supposée de l'état d'urgence». Le chercheur pense lui aussi que «l'ordre économique, politique et sécuritaire ayant motivé l'instauration de cette mesure n'est plus de mise». Couverture de la corruption Mais pourquoi alors le gouvernement continue à interdire des marches populaires à Alger, y compris après la suppression de l'état d'urgence ? «Cette attitude traduit une vision sécuritaire», répond M. Medjahed. L'ex-chef de gouvernement, Mouloud Hamrouche, a, lui, coupé la poire en deux. Il pense qu'il ne faut pas nourrir des «complexes» par rapport à l'état d'urgence, en ce sens que les services de sécurité «sont en droit de tout savoir». Pour autant, il estime qu'« il faut protéger l'usage des renseignements récoltés et protéger le citoyen». Constat de l'ancien chef de gouvernement : «L'état d'urgence a servi de couverture à des maux et phénomènes sociaux graves, comme la corruption.» M. Hamrouche met le doigt sur la plaie en faisant remarquer que «l'activité politique a été mise en veilleuse sous prétexte de l'état d'urgence». Et d'asséner ceci : «On ne peut pas prétendre construire la démocratie sans se donner les outils. Les partis politiques en l'occurrence sont des institutions de la société, qu'il ne faudrait pas noyauter !» Conclusion très politique de l'ancien chef de gouvernement : «La loi – l'état d'urgence – est faite contre les terroristes et non contre le citoyen. Dans quinze jours, il ne se passera rien du tout mes amis», ironise-t-il. Un autre intervenant enfonce le clou en relevant le fait qu'il n'y a «aucun exposé des motifs» ayant justifié la levée de l'état d'urgence. Constant que les barrages routiers sont toujours là et que les médias publics restent encore fermés à l'opposition, l'orateur s'interroge si cette mesure n'est pas simplement «un message» destiné à «vendre» une volonté d'ouverture à l'étranger, comme le réclament les grandes puissances dans le sillage de ce qu'il convient d'appeler le «printemps arabe».