(…) L'étagement blanc de ces maisons à terrasse qui se nourrissent de chaleur et d'embruns sur le flanc de cette colline abrute, c'est la Casbah. Plus loin, la ville neuve Dresse contre le ciel L'orgue de ses gratte-ciel. Etranger, tu es ici Devant la plus blanche des villes, Alger la Blanche… Mais Que la poésie de ce nom ne te séduise pas : Dans la blancheur de cette ville, En vérité, Les hommes vivent dans la prose Et meurent dans le drame. Regardez cette porte : Elle est close. C'est par là même que les heures, les heurts, que les malheurs vont entrer. Derrière les battants de cette porte close Les acteurs attendent que sonne l'heure Et le destin est tapi Parce que Quand trop de sécheresse brûle les cœurs, Quand la faim tord trop d'entrailles, Quand on rentre trop de larmes, Quand on bâillonne trop de rêves Ils sirotent des anisettes blanches, C'est comme quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher : A la fin, il suffit du bout de bois d'un esclave pour faire Dans le ciel de Dieu Et dans le cœur des hommes Le plus énorme incendie. Ecoutez (…) La guerre où il y a des héros et pas de morts. Aux bars de cette ville qu'ils appellent la Blanche, La ville aux îles blanches, Ils se rendent chaque soir aux rendez-vous que depuis des années ils se donnent, Ils sirotent des anisettes banches, Ils picorent les mêmes kémias Au zinc des mêmes bistrots, Les garçons taquinent les filles, Les filles aguichent les garçons, Et ils rient Comme on rit dans la paix Parce qu'ils savent que demain la même procession des gestes pacifiques Va recommencer Et qu'ils ont de nouveau rendez-vous avec le soleil Le ciel bleu La mer mauve Et les rues de la plus blanche des villes… Et pourtant… Pourtant il suffit de rien, De quelques enjambées de promeneur distrait Pour changer de monde. Parce qu'à quelques enjambées d'autres hommes Nés sous le même soleil bleu Et depuis plus longtemps encore, Depuis si longtemps qu'ils ne s'en souviennent plus, D'autres hommes Dès le crépusule du matin ahanent A rouler vers les crêtes Le rocher dont ils savent Qu'au crépuscule du soir Il dévalera vers la plaine. Ils dévident les jours Et n'attendent rien des aubes. Ils tournent dans un quartier dont toutes les rues sont des impasses Ils en prennent quelques unes Pour faire semblant d'aller quelque part, Vous savez ce que c'est : Un homme c'est quelqu'un qui va quelque part. Quand un homme a l'impression qu'il va nulle part Il meurt… Ou il tue. Il y a longtemps que les hommes de cette étrange cité Savent qu'ils ne vont nulle part. Ils tournent en rond, lesyeux fichés à terre, Parce qu'ils ont peur de regarder le soleil Et d'être éblouis. Ils butent au fond des mêmes impasses Et reviennent sur leurs pas ; Ils croisent leurs courses vaines Aux mêmes carrefous menteurs d'où repartent leurs voies sans issue. Même les mots dont ils se servent sont frelatés : Leur ville du temps qu'elle était à eux, Ils l'appelaient la Bien Gardée ! Ô dérision ! Leurs îles Bien Gardées sont devenues le boulevard de toutes les convoitises Accourrues d'horizons qu'ils ne soupçonnaient même pas Et dans leur cité devenue étrangère Ils errent comme des étrangers. Il y a plus d'un siècle que cela dure Et que la cité vit absurdement, Une moitié braquée contre l'autre moitié d'elle-même. Cela ne peut plus durer. Le bonheur dopé des uns Ne se satisfait pas d'être inquiet ; Les heureux de cette ville blanche Trouvent un goût de cendres à leurs joies Et voudraient que l'autre Ou bien cesse de regarder Ou bien cesse d'être là. Mais les autres savent très tôt, trop tôt Que le paradis interdit commence au Square Bresson, Qu'une incursion rue d'Isly est un raid en pays ennemi, Qu'ils sont voués à fourrer leur misère dans le grouillement de toutes les misères de la Casbah. Ils ont dans les intervalles de lucidité Ou de désespoir Des élans fous Une folle volonté de tuer, De mourir Et de tout leur cœur, de tout leur sang, ils veulent Que l'autre cesse de ne pas voir Ou bien qu'il cesse d'exister… La promenade du soir des jeunes loups s'amollit du côté de chez Soubiran, Au Tantonville, elle se brise et rebrousse chemin d'elle-même : Elle a buté sur le rideau Les errances des jeunes chacals affamés S'arrêtent au même invisible rempart. Sous la poussée des uns Et la poussée des autres Le rideau devait craquer. Il a craqué Et sur l'asphalte des mêmes rues Jeunes chacals et jeunes loups Ne viennent plus que la nuit, pour de mauvais coups Ou le jour par bravade. Aussi Que ce paravent, Le frêle paravent de cette porte cède Et…