Hamid Skif (Oran, 21 mars 1951- Hambourg, 18 mars 2011) est mort un mois après Rachid Bey, décédé le 15 février 2011 à l'âge de 65 ans. Avec eux s'en va une partie de l'ex-jeune poésie algérienne dont ne demeurent que quelques traces immobiles que je tente ici de ravir à l'oubli avec le moins de subjectivisme possible. J'ai rencontré Hamid un mardi d'octobre 1970 dans la «cave-vigie» de Jean Sénac (1926-1973), lequel était à la veille de son départ en France pour la publication de son «Anthologie de la jeune poésie algérienne»(1). Rassembleur, il avait réuni quasiment tout son cénacle (ou «sénacle» ?) pour la dernière mise en œuvre de son ouvrage et l'ultime parole juste. Agés d'à peine vingt ans (sauf les regrettés Youcef Sebti et Rachid Bey ainsi que Abdelhamid Laghouati devenu gardien d'un fortin en ruine du côté de Grenoble), nous étions tous intimidés devant le Maître, à l'exception de Skif qui semblait d'une grande familiarité avec lui, laquelle nous avait désappointés. Sa fantaisie et son insolence devaient désaltérer le Poète qui, enfant naturel, était si fier de son «enfantement» : les jeunes poètes et peintres algériens de toutes origines et communautés. Le Poète parla crescendo à son auditoire, tempêtant contre ceux qui s'opposent déjà dans le journal de la JFLN à la parution de son anthologie(2), arguant des pages de promotion des journaux parisiens qui l'attendent(3). Démiurge redoutable, médium devinant les secrets, préoccupations et aspirations de chaque jeune créateur, il bouscule habilement continents, langues, cultures et religions pour nous trouver des affinités avec nos pairs du monde entier : les poètes de la revue Souffles, la beat generation, les jeunes poètes contestataires soviétiques, etc. Nous primes enfin des photographies ensemble dont une où figure Skif qui illustrera un article de Sénac paru dans Afrique-Asie(4).
Hamid Skif devait partager les dernières années de la vie de Sénac, entre Oran, Alger et d'autres villes où ils animèrent quelques récitals poétiques dont la mémorable semaine culturelle de Constantine (avril 1972), où se rencontraient, pour la première fois depuis l'indépendance, des poètes d'expressions française et arabe, avec la publication d'une fameuse «Résolution»(5) cooptant Skif comme représentant des poètes de l'ouest du pays. A Oran, Skif était correspondant de l'APS et, avec Sénac, ils étaient souvent reçus chez Sariza Cohen, sépharade dont la «Chanson murmurée» (en arabe) était l'indicatif final de l'émission radio de Sénac «Poésie sur tous les fronts». Ils y réalisèrent ensemble deux numéros : le premier consacré au Théâtre de la Mer, avec Kaddour Naïm (metteur en scène brechtien) et Skif (prodigieux comédien amateur), tous deux membres fondateurs de la section oranaise de la troupe consacrée par une pièce à la thématique récurrente, «La situation de la femme en Algérie» (la section d'Alger devait être reprise par Kateb Yacine avec le succès que l'on sait). La seconde émission portait sur la poésie chinoise (révolution culturelle oblige !) où Skif lut des vers de mirliton du président Mao, à l'époque très populaire dans les milieux tiers-mondistes. A Alger, les deux amis fréquentaient assidûment le domicile de Nathalie Garrigues-Jossé, amie commune vivant en Algérie depuis l'âge de trois mois. Ils y rêvaient joyeusement de socialisme égalitaire (la révolution agraire, à laquelle ils croyaient beaucoup, débutait). A la parution de l'anthologie, Youcef Sebti et Hamid Skif devinrent vite célèbres du fait de leurs textes «subversifs», le premier avec Nuit de noces, le second avec Chanson pédagogique couscous, tous deux sur l'asservissement de la femme, grande obsession juvénile de l'époque. Ces écrits furent repris dans maints journaux dont Le Monde, quelques études dont celle du poète Bachir Hadj Ali(6), voire des ouvrages de référence sur l'Algérie comme celui du franc-maçon Bruno Etienne, Algérie, culture et révolution (Paris, Seuil, 1977). Soulignons que l'anthologie de Sénac est restée longtemps l'unique corpus de connaissance de la poésie que ne rivalisèrent que tardivement celles de Jean Déjeux et de Tahat Djaout(7). Après l'assassinat de Sénac, nous fûmes tous inquiétés, particulièrement Skif : un crime politique était dans tous les esprits, alors que c'était une affaire crapuleuse. Le groupe se dispersa. Nous nous sommes perdus de vue, mais j'ai continué à suivre les actions des uns et des autres. Skif ne semblait reconnaissable que par ses textes d'adolescence attardée mais révoltée, comme d'usage, alors que son œuvre se diversifiait en pionnier. Journaliste, outre ses écrits anonymes à l'APS, il signait Mohamed Benmebkhout (son patronyme à l'état-civil) des articles plus audacieux dans La République d'Oran, d'un ton plus libre que les autres journaux de l'époque. Il a été ainsi le premier à évoquer la poésie tunisienne des deux langues(8), en un temps où le Maghreb littéraire était méconnu (l'école ne reproduisit que le fameux poème du Tunisien Echabi), pas plus que celui des Etats et des peuples. Skif a été également le premier à élaborer, en 1979, une anthologie en langue espagnole(9) des poètes algériens, anciens et nouveaux. Cependant, il n'oublia pas sa création. A partir de 1980, Skif se rapproche du Centre de documentation des sciences humaines (université d'Oran) dirigé par le sociologue féru de littérature, Abdelkader Djeghloul (1945-2010). Ils organisent ensemble la seconde rencontre des poètes arabophones et francophones en 1981, Skif ayant fait la passerelle. Au bilan de l'organisme, dépourvu de moyens mais au militantisme culturel inimaginable aujourd'hui (la poésie n'a jamais eu les faveurs de la bureaucratie), figure le tirage ronéotypé de nombreux recueils et d'un premier Dictionnaire des poètes algériens (1982) où presque tous les anciens du «sénacle» disposent d'une notice, avec de nouveaux talentueux (Djaout, Tibouchi) et d'illustres aînés (Bachir Hadj-Ali, Nabil Farès). Ses textes disséminés dans la presse de France et du Maghreb, Skif les regroupe et publie ses premiers recueils de poèmes et de nouvelles, Poèmes d'El Asnam et d'autres lieux (1982) et Nouvelles de la maison du silence (1984). Ces deux titres furent refusés par «Dame SNED» (dixit Skif) qui importait tous les livres, sauf les auteurs algériens qu'elle publiait rarement par ailleurs ! Sa restructuration en 1983 – à l'instar de tant d'entreprises publiques – a permis à Skif de publier, en 1986, ses deux recueils chez son héritière, l'Enal, entrée officielle dans le monde des lettres pour celui qui y résidait déjà par effraction-infraction. Malgré un registre assagi par rapport à ses premières poésies, et une réflexion audacieuse sur l'acte d'écrire, les deux ouvrages en question passèrent inaperçus : pas une seule réception-critique ! Jean Déjeux, (qui retient Skif dans son Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française - Paris, Ed. Karthala, 1984), les recense dans sa chronique annuelle de L'Annuaire de l'Afrique du Nord -1986 et ses innombrables bibliographies, mais ne les appréciera que plus tard comme «un ton neuf dans la jeune littérature algérienne». En 1990, si Charles Bonn retient toujours ses textes ravageurs de prime jeunesse dans son Anthologie de la littérature algérienne (1950-1987), (Paris, Livre de poche), Christiane Achour est la première à commenter positivement les deux ouvrages de Skif dans sa fameuse Anthologie de la littérature algérienne de langue française, co-éditée par Bordas (Paris) et Enap (Alger) dans une collection «Francophonie», mot à l'époque banni du discours officiel.
En septembre 1983, nous nous retrouvâmes à Marseille pour les Rencontres internationales Jean Sénac. Skif n'intervient pas, mais anime une séance poético-littéraire dans une librairie, avec tout le capital-expérience acquis, dix ans auparavant, aux soirées poétiques de la salle El Mougar d'Alger. Je me souviens surtout de notre discussion avec le sympathique écrivain oranais, Emmanuel Roblès (1914-1995), nous éblouissant par sa faconde et sa culture. Il nous parla de l'influence sensible des poètes de l'Andalousie heureuse (musulmane) dans l'écriture des poètes espagnols anti-franquistes, de l'œuvre en ce sens de l'arabisant Emilio Garcia-Gomez, qu'à notre grande honte, nous ne connaissions pas, alors qu'il avait influencé fortement Sénac. Hamid et moi, nous passâmes une nuit à l'hôtel du nom de la poétesse, la fameuse Comtesse de Noailles, réinventant la poésie, notre jeunesse et ses épisodes de la cave-vigie du Poète : énergies prodigieuses, poitrines à l'assaut du monde, murmurant des mots de puissance que nous envisagions écrire un jour. Ce soir-là, Skif s'était plaint amèrement de la censure éditoriale au pays. Quant à la presse nationale, elle ne pouvait accueillir les textes littéraires d'un anticonformiste notoire. A compter des années 1990, période de bouleversements, j'ai perdu de vue Skif qui quitta l'APS pour le journalisme indépendant. Je ne peux citer cette période que j'ignore, de même que son rôle dans l'Association des journalistes algériens. Sur ces derniers, il a écrit un rigoureux réquisitoire doublé d'un plaidoyer De la misère des journalistes au Maghreb (Le Monde, 20 juin 2005). Mais j'ai suivi sa carrière littéraire. Il innova en publiant sur Internet des livres entiers chez un éditeur à la dénomination aussi ésotérique, «00h00», que ses titres : Citrouille fêlée, dit Amar fils de mulet (1998), La Princesse et la citrouille (2000) et La Rouille sur les paupières (2000). Une réception journalistique mitigée accueillit ces œuvres. En 1997, l'année de son exil, grâce au Pen-Club international, il s'installe en Allemagne. Le titre de son livre paru cette année-là est significatif et constitue à la fois un bilan et un programme, Poèmes de l'adieu (Marseille, Autre-temps, 1997). A compter des années 2000, Skif trouva l'édition algéroise attentive à sa création. D'abord, Dar El Hikma, avec qui un malentendu, plus qu'un contentieux, est né pour les droits d'auteur du roman épistolier Monsieur le Président (2002) ; Apic ensuite, chez qui il réédite ou publie : Les Exilés du matin, poèmes, suivis de Lettres d'absence (2006), La Géographie du danger (2007), roman pour lequel l'auteur a obtenu, en 2006, (sa première édition chez Naïve, Paris) le Prix de l'Association des écrivains de langue française et, enfin, Les Escaliers du ciel (2010). Animateur culturel exceptionnel et craignant toujours la censure, Skif semble s'être tenu à l'écart de «Djazaïr, une année de l'Algérie en France» et «Alger, capitale de la culture arabe» alors qu'il y était annoncé. Mais il ne rata point le second Festival panafricain en 2009. Côté poésie, nous continuâmes, tous deux, à figurer dans quelques anthologies, dans l'optique de cette pléiade de poètes mis en évidence par Sénac, mais qui ne sont plus jeunes, le gras ayant conquis le corps et le cœur, ou plus là ! Je lui ai exprimé mon aide et mon affection quand, en 2009, il s'est investi dans l'année Abdelkader Guermaz, hommage à l'artiste peintre algérien oublié. Je ne l'ai point aperçu quand il était revenu au printemps dernier à Alger, le présenter à la librairie Noûn, enseigne qui me rappelle un recueil de Sénac édité par Gallimard en 1968, Diwân du Noûn, du nom de cette lettre arabe, élevée au rang de symbole polysémique. L'image des deux poètes est là : allant, fougue, naïveté intelligence, rires. Elle ne cesse de me hanter et, à chaque fois que je pense à Hamid Skif, je me rappelle – coïncidences significatives, selon Jung) – le maître du Noûn. -(1) Paris, Ed. Saint-Germain-des-Prés, 1971. Coll. Poésie 1, n° 14, dont les livres coûtaient au début 1 franc. -(2) «Echabab», Alger, n°7, janvier 1971 et n° 10, février 1971. -(3) Le Monde, Paris, 2 avril 1971 et Afrique Asie, Paris, n° 43, 21 juin 1971. -(4) Afrique Asie, Ibid. -(5) Rédigé par Sénac, traduit en arabe in An Nasr, Constantine, 25 avril 1972 ; repris en français in «Présence francophone», Sherbrooke (Québec), n°8, 1975. -(6) In «Europe», Paris, n° 567-568, juillet-août 1976, spécial littérature algérienne. pp. 116-129. -(7) Respectivement Paris, Editions Saint-Germain-des-Prés, 1981 et Alger, OPU, 1984. -(8) «La poésie tunisienne : engagement d'hier et d'aujourd'hui», Révolution Africaine, Alger, n°431, 26 mai 1972. -(9) «Pais de larga pena» (Pays de longue peine), Malaga, 1979.