Rachid Koraïchi fait partie de ces grands artistes contemporains qui vivent dans la célébrité à l'étranger et demeurent encore très mal connus dans leurs propres pays. Pour vérifier cette hypothèse, j'ai posé plusieurs fois la question en Algérie dans différents milieux. Quand il y a un mois l'October Gallery de Londres a pris attache avec mon bureau, il était question de travailler sur une œuvre de Koraïchi aux Emirats arabes unis. J'ai deviné qu'il s'agissait du Chemin des roses. Mais, à ce moment, je pensais que mon intervention consisterait en de simples conseils de mise en place de pièces dans un espace prédéfini. Je prends contact avec l'artiste. Jovial et très en forme au téléphone, Rachid m'annonce qu'il a obtenu que nous rééditions l'installation réalisée en 2008 à la Citadelle d'Alger. De plus, il me lance qu'il fallait transférer toute l'ambiance du Vieil Alger dans un endroit particulier : pas moins que l'Emirates Palace d'Abu Dhabi, l'un des bâtiments les plus luxueux au monde ! Pendant que Rachid essaie de me décrire l'édifice, je lance une recherche photo sur Internet. Comme imaginé, c'est une architecture chargée et maniérée, toute en rococo et décorée à la feuille d'or. Pour raccourcir, Rachid Koraïchi, un brin ironique, qualifie ce lieu de fantasmes technologiques des Mille et une Nuits. Pour moi, l'image est parfaite, mais elle indique déjà que l'exercice n'allait pas être facile. Je lui demande alors qui ferait la lumière et il cite Georges Berne qui, dans sa riche carrière, a mis en lumière De Vinci, Van Gogh et Picasso ; excusez du peu ! Nous allions donc reprendre ensemble le Chemin des roses, derrière l'artiste, et vivre une nouvelle aventure de rigueur, de sens, de lumière et d'esprit. Les éléments du dossier de travail sont vite fournis par l'October Gallery : reportage-photo du lieu d'accueil de l'œuvre, dimensions de l'espace, programme du festival, conditions d'accueil et de travail, contrats. On ne plaisante pas avec la promotion de l'art. Des moyens optimaux pour être productifs et efficaces. La catégorie de l'événement et la qualité de ses promoteurs nous imposaient de rechercher l'excellence. Nous avions un mois pour réussir ce qui nous avait pris deux ans de réalisation en 2008. En parallèle, la maquette du grand livre sur l'œuvre personnelle et artistique de Koraïchi est en plein achèvement. Les derniers échanges de photographies d'expositions, d'archives personnelles et de témoignages vont parfaire un ouvrage édité dans un raffinement digne de l'artiste et des rêves les plus fous des bibliophiles. Les éditions Barzakh participent activement à l'élaboration du livre. Le Chemin des roses est une installation contemporaine qui regroupe 280 œuvres originales. L'artiste a mis plus de quinze ans à la créer en faisant participer des artisans d'art de toute la Méditerranée. L'œuvre complète, mise en scène et en lumière, consacre un hommage vibrant à la tradition soufie et, notamment à la contribution du mystique et poète Jallal Eddine El Roumi. Elle célèbre le voyage des lumières (physique et spirituel) de ce personnage au XIIIe siècle, à travers l'Asie, le Moyen-Orient et l'Arabie. Plusieurs versions de l'installation ont été testées, mais, de toutes, Le Chemin des roses, en tant qu'œuvre complète et indissociable, a pris sa première forme à Alger, dans les anciennes écuries de la Citadelle attenantes au palais du Dey, dans une installation conçue par Rachid Koraïchi, le designer Chafik Gasmi, le plasticien lumière Georges Berne et moi-même, et qui s'était tenue entre les mois de mai et septembre 2008. A Alger, le lieu avait l'inertie du temps et de l'histoire avec lesquels il suffisait de fusionner. Un espace tout de pierres, entrelacs de croisées d'ogives, humide et sans caractère. Derrière une architecture pauvre et dépouillée, se présentait notre chance de tester l'installation des pièces qui allaient constituer l'œuvre complète. La forme de l'installation, les parcours, le mobilier scénographique et les matières ont été décidés collégialement au cours de la première visite sur le site de la Citadelle. Trente minutes pour cadrer l'harmonie générale de la version définitive qu'on appellera plus tard «L'installation d'Alger». C'est cette ambiance chargée d'histoire que l'artiste voulait exploiter pour en reproduire l'essence à Abu Dhabi. Dès le départ, Koraïchi a pris l'option de reconstituer le lieu. A ce niveau d'exigence, il fallait éviter le confort d'une pâle copie. Comment aurions-nous pu reproduire artificiellement les marques du temps ? Seule l'essence est transmissible, nous nous sommes donc contentés d'une inspiration. D'un côté, il fallait maîtriser l'élément contenant. Appelée «La boîte noire», elle constituera la mémoire d'Alger. De l'autre, il fallait adapter le parcours et réinventer l'approche et recréer le silence nécessaire à la méditation et à l'appréciation. De là, 196 petites sculptures d'acier noir (Les priants) sont fixées en position de prière vers la voûte du Prié, le Dieu unique, représenté par l'illusion d'une flamme, reflet sur un bronze qui sculptera l'ombre de Son Nom, ombre noire sur fond noir. Un ancêtre de Koraïchi, s'adressant au Plus-Haut, lui aurait déclaré : «Mon Dieu, tu manques même à mon ombre !». De grandes sculptures, 28 en tout, représentant les gardiens du savoir, traceront la procession initiatique bordée d'alcôves, espaces de méditation contenant les pièces de soie indigo brodées de fil d'or. Les noms de Dieu flottent en lumière sur les voiles d'alcôves et les céramiques, posées sur un mobilier dédié, constitueront l'œuvre complexe, plurielle et désormais indissociable. Pour parfaire l'harmonie, le chiffre 7 sera la raison numérique qui reliera toutes les dimensions de la boîte noire, réponse à chaque pièce du puzzle, toutes dimensionnées en multiples du chiffre magique. Après les premiers échanges de croquis et de détails, de plans de fabrication avec les sociétés locales sous-traitantes, et malgré la parfaite compréhension, une visite à Abu Dhabi devenait indispensable. Internet ne peut pas restituer le ressenti du lieu. A l'October Gallery, la demande est acceptée sans commentaires. On sait que chaque détail qui pouvait parfaire l'installation et servir l'œuvre est le bienvenu. Après un contact avec Berne, je prends un vol le 3 mars pour Abu Dhabi. A l'arrivée, direction l'Emirates Palace pour une séance de travail de 2 heures avec la société locale Trompe-l'œil dirigée par le designer libanais Pierre Aboud. Un dernier tour dans la ville, avant le retour à Alger, suffira pour fixer le décor général. Deux semaines plus tard, les dessins et les prescriptions sont révisés, coordonnés et la fabrication terminée, prête à être assemblée. Sur place, nous ne disposons que de 48 heures d'assemblage. L'inauguration est prévue pour le 19, mais on nous demande d'être présents dès le 15 pour la pré-inauguration VIP de l'Art Dubaï, une des plus grandes foires d'art contemporain de la région. Koraïchi expose dans deux galeries, l'October Gallery et la galerie La Marsa de Tunis. Deux heures avant l'ouverture, nous déambulons dans la foire. Avec Koraïchi comme guide, l'approche sur l'art est différente. Ma culture artistique tient surtout au fait que je viens d'une discipline connexe. Peut-être le fait d'avoir conçu un musée d'Art moderne m'a permis de mieux saisir le rapport des beaux-artistes à l'œuvre, les codes et les limites, s'il en est ? Quand le public entre, je suis surpris par le nombre de personnes qui interpellent Koraïchi. Un Emirati nous interpelle de loin. L'embrassade entre les deux hommes témoigne d'une vieille complicité. Rachid me présente comme un «zamil» architecte et scénographe et m'identifie comme le concepteur du MaMa à Alger. Son ami, tout en gardant la poignée ferme et le regard brillant, me félicite avec chaleur. Dès qu'il s'éloigne, je demande à Rachid qui il est. Il me répond : le ministre de la Culture des 7 émirats. D'autres personnes nous arrêtent : le directeur du Guggenheim (New York et Abu Dhabi), le directeur de la Tate Gallery de Londres... Les grands marchands d'art sont également présents et Koraïchi est une vraie star. La soirée sera riche en échanges et émotions. La réception témoignera du savoir-vivre et du savoir-faire local. On avait l'impression d'être à New York ou à Londres. Des invités de 200 nationalités, des spécialités culinaires des cinq continents, des délicatesses et jus de fruits naturels mais aussi de grands vins et champagnes millésimés. Nous oublions que nous étions sur ce tout petit morceau de désert d'Arabie, encore farandole de villages de pêcheurs il y a à peine trente ans, aujourd'hui plate-forme incontournable de l'art. Dès le lendemain, l'installation démarre. Compte à rebours. La boîte arrive en kit. Les panneaux sont empilés dans leurs emballages protégés, dans l'ordre du montage. Le patron est libanais. Les Pakistanais et les Philippins sont en charge de la manutention et travaillent par paire. Deux personnes pour porter un panneau et une troisième pour les diriger (en général palestinien ou égyptien). Après 24 h, les 400 m3 du volume sont prêts. L'équipe quitte la boîte sans avoir fermé l'œil pour laisser la place aux Français de la société Nomada (Dubaï) chargés des équipements électriques et des terminaux lumière. Des maquettes gabarits des différentes pièces sont fabriquées sur place afin de procéder aux préréglages sous la direction de Rémy Cimadevilla et Georges Berne, concepteurs lumière. Huit heures plus tard, c'est au tour des Allemands et des Hollandais d'entrer en scène. Ils sont chargés de l'installation des œuvres. t-shirt noir, gants blancs, chaque pièce est transportée avec le plus grand soin depuis la réserve jusqu'à son lieu de pose ou d'accrochage. Chaque équipe respecte et protège le travail de l'équipe précédente et l'installation est livrée avec quelques heures d'avance ! Nous remplissons les céramiques d'eau de rose et installons les dernières pétales. L'odeur est là, tous les sens sont interpellés. L'équipe d'October Gallery, dirigée par l'Autrichienne Elisabeth Lalouschek et l'Américaine Chili Hawes, veille au grain pour que rien ne manque à l'œuvre qui va inaugurer le Festival international d'art et de musique. Il est 19h30. Dans une des allées du célèbre palace, les invités attendent avec impatience Son Excellence le Prince Nahyan bin Mubarak Al Nahyan, ministre de l'Education et de la Recherche scientifique et président de l'ADMAF (Abu Dhabi Music and Art Foundation) qui engagera le Festival en inaugurant le «Path of Roses» de notre meilleur ambassadeur culturel. Et puis, même si l'Algérie semble s'être introduite par effraction, à lui tout seul, Koraïchi a élevé le niveau de représentation du pays à un rang tel que même l'absence de diplomates ou d'officiels algériens n'a pas été remarquée. Accompagné de S. E. Mme Hoda Al Khamis Kanoo, princesse saoudienne, fondatrice et directrice artistique de l'ADMAF, le cheikh est surpris par ce mélange réussi de tradition et de modernité. Sur son visage, on lit aisément l'émotion et, derrière l'habit du prince, se révèle un homme qui détient la culture nécessaire pour apprécier et promouvoir l'art. Rien de superficiel et rien de protocolaire. Nous rejoignons le grand auditorium pour un récital de pièces de Mozart interprété par Augustin Dumay et Abdel Raman Bacha, accompagnés de l'Orchestre royal de Wallonie. Le 4 avril, la clôture du Festival d'Abu Dhabi s'est déroulée avec la même rigueur et le même intérêt que son inauguration. Un goût d'Algérie a marqué l'événement cette année. Un grand musée international en construction à Abu Dhabi serait fortement intéressé par l'acquisition de l'œuvre complète pour son exposition permanente. Dans cette catégorie, la mise en scène espace et lumière sont une partie qui devient indissociable de l'œuvre, et, après l'éphémère, la perspective de se retrouver à nouveau pour fixer définitivement l'installation, constitue l'aboutissement heureux du Chemin des roses.