Comme toutes ses homologues, la rue Ben M'hidi n'est pas d'un seul tenant. Elle se compose d'une multitude de mondes hétéroclites, parfaitement distincts, ayant chacun ses flux, ses reflux, ses personnages, son atmosphère. Presque deux siècles ont façonné son caractère tout en y amassant magasins, hôtels, cafés, bars et restaurants. La foule y est dense à longueur de journée. Les courants se croisent, s'unissent et se désunissent sans grande turbulence. Quel bras puissant contrôle le mouvement ! Jeunes vendeurs, employés compassés des bureaux proches, mères de famille chargées de couffins à provisions pleins à craquer, éboueurs aux visages tannés, fonctionnaires en mission venus de l'intérieur du pays, libraires, étudiants, voyageurs... A première vue, la foule paraît une masse homogène, un mélange de tous les types humains , d'égale proportion. C'est une illusion. Chacun de ces types à son port d'attache ; à mesure qu'il s'éloigne, il se dissout petit à petit dans la foule, non sans marquer de sa nuance la grande masse spécifique centrale. Par-dessus les têtes des piétons, les habitants observent de leurs balcons ou fenêtres le décor d'un œil de curiosité distraite. Parmi les gestes des passants qui paraissent ostentatoires, nous nous frayons un chemin. Laissons-leur la vedette, passons au gré du fleuve humain. Nous voilà dans un lieu tout à fait particulier, où personne ne se sent étranger. Jamais de séparation, mais seulement des rencontres, coups de fils, affaires conclues, messages reçus et expédiés : la Grande Poste, masse « beige » énorme et pesante datant de la fin du XIXe siècle et dont l'architecture est symbole de cette fascination de l'art arabo-berbère. Des figurants infatigables font le pied de grue sur les larges marches de l'entrée. Ils attendent, sérieux et languissants, indéfiniment, perpétuellement, car c'est l'endroit où l'on ne fait qu'attendre. Une vieille femme paysanne très typée, chaussée de pantoufles et couverte d'un haïk (voile) blanc, fripé, et sale, domine un tas de sacs et de paquets, ainsi qu'un gosse léthargique, une tomate à la main. Elle est tout attente, sentiment que l'impatient citadin ignore dorénavant à l'état pur. Seule notre mère nature est capable d'attendre avec autant de majestueuse résignation. Dans les magasins d'en face, la vie, une fois encore, prend un cours différent. Personne n'attend, tout le monde achète ou à défaut se renseigne sur les marchandises recherchées, qu'on peut trouver ou qui sont introuvables. En s'enfonçant dans la rue, nous découvrons que chaque magasin émet son rayonnement particulier, impossible de confondre l'air de fête qui attire le client dans les magasins de cadeaux avec les effluves des parfums et les lumières des néons colorés. En amont, les magasins les plus anciens étalent leurs tissus ou leurs chaussures. La diversité de ce tronçon de rue frappe l'imagination. Et en même temps, quel ensemble, quelle harmonie !