Le directeur de France Terre d'asile, Pierre Henry, ne mâche pas ses mots. Dans cet entretien, il affirme que l'accueil des migrants en provenance de Tunisie fait l'objet d'«une dramatisation excessive et d'une mise en scène totale». Il se montre, par ailleurs, très inquiet de la montée de mouvements d'extrême droite en Europe alimentée par les populismes nationaux. -A l'arrivée à Lampedusa de migrants, en provenance de Tunisie depuis janvier qu'on évalue à une vingtaine de milliers de personnes, l'Europe ne répond pas de façon cohérente et coordonnée, mais par des décisions découlant de contextes nationaux propres pour ce qui est de l'Italie ou de la France … Il y a autour de cette question une dramatisation excessive et une mise en scène totale du côté européen, notamment du côté de l'Italie. L'Italie surjoue, dramatise la situation depuis le début. Frattini, le ministre italien des Affaires étrangères, commence par expliquer qu'on doit faire très attention, qu'on ne doit pas exporter notre modèle démocratique sur la rive sud de la Méditerranée comme si les populations de cette région n'avaient pas le droit à la démocratie. Il explique ensuite que cela va entraîner un exode biblique, en parlant de deux millions de personnes. Il convient de rappeler que l'Italie a signé des accords bilatéraux, avec la Libye du colonel El Gueddafi, lui donnant le rôle de gardien de prison pour les migrants subsahariens. Le traité de Benghazi d'août 2008 est de ce point de vue extraordinaire de duplicité. Quand Sylvio Berlusconi dit «plus de pétrole, plus de gaz, moins de migrants» à l'issue de la signature de ce traité, l'Italie est mal placée pour donner aujourd'hui des leçons à l'ensemble de l'Union européenne en matière de droits de l'homme. De son côté, la France installe une ligne Maginot dans le sud des Alpes, un concept d'un autre siècle et qui n'est pas conforme à une réponse digne, à une réponse prospective face à une situation historique sur la rive sud de la Méditerranée. -Comment répondre de façon «pragmatique» et «humaniste» à une «situation exceptionnelle» selon les termes du communiqué du 18 avril de votre organisation ? Il faut cesser de prendre en otages quelques centaines de migrants qui sont bloqués à Vintimille. Je dis quelques centaines, parce qu'un certain nombre d'entre eux ont rejoint leurs familles. Ceux qui sont coincés à Vintimille, sont ceux qui n'ont pas de réseaux et qui sont désargentés. Nous avons les moyens en Europe et nous avons les outils nécessaires, le cas échéant, pour se répartir la charge, de les accueillir de manière temporaire et coordonnée, en négociant avec la Tunisie les conditions d'un éventuel retour. Il faut en outre aider la Tunisie dans cette période exceptionnelle à offrir un avenir à sa jeunesse. Nous sommes face à un défi commun et si nous pensons que les deux rives de la Méditerranée ont un avenir commun avec l'Union pour la Méditerranée, les peuples ne peuvent pas être absents de la construction de ce projet. Il s'agit aussi d'assouplir la politique des visas à l'égard notamment de la Tunisie, un pays francophone, francophile et où il est quasiment impossible d'obtenir un visa pour la France par la voie légale, c'est humiliant, et pour un certain nombre de jeunes gens, c'est l'incitation à prendre la voie maritime car elle est moins onéreuse que l'ensemble des preuves et la disponibilité de financement qu'il faut apporter pour obtenir un visa. -Quel statut administratif faut-il accorder à ces migrants ? Il y a un outil qui aurait pu être utilisé : c'est la directive de protection temporaire européenne qui a été adoptée, en 2001, à la suite de la crise des Balkans où des dizaines de milliers de réfugiés avaient fui la situation de guerre. Nous ne sommes pas dans une situation de guerre pour les Tunisiens. C'est une différence sensible, mais cette directive devrait permettre de se répartir la charge temporaire de façon digne de ces migrants tunisiens. -Vous avez connaissance de la situation des réfugiés aux frontières tunisiennes et égyptiennes … La Tunisie a accueilli depuis trois mois plus de 150 000 personnes déplacées, et ce qui devait être un camp de transit à Choucha est en train de devenir une structure permanente avec, selon les jours, entre 12 et 15 000 personnes, avec tous les problèmes de logistique, de sécurité que cela peut poser. De la même manière, à la frontière égyptienne, des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées. Le premier effort et la première charge de l'accueil des personnes déplacées ce sont l'Egypte et surtout la Tunisie, un pays de dix millions d'habitants qui les assument avec ses moyens propres. Et si on devait ramener cela proportionnellement à la population française, cela voudrait dire que la France accueillerait aux alentours de 1,2 million de réfugiés. Dans le camp de Choucha, il y a des personnes qui sont originaires de pays tels que la Somalie, l'Erythrée, le Soudan et qui sont de fait éligibles au statut de réfugiés, mais qui va les accueillir ? Ils ne peuvent plus rentrer dans leur pays puisque leur pays est en guerre, on ne peut pas laisser à la Tunisie le soin de prendre en charge toute seule cet accueil. Par ailleurs, on ne peut pas laisser ces réfugiés indéfiniment dans le camp de Choucha. Nous avons là aussi une responsabilité qu'il faut se partager avec l'ensemble des pays de l'OCDE, éventuellement de l'Union africaine pour se répartir la charge de l'accueil de ces personnes. -Dans quelles perspectives vous êtes-vous rendu dans le camp de Choucha ? Je suis parti pour une mission, au titre du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés, c'est un réseau de 70 organisations en Europe, avec une journaliste écrivain, Anna Cataldi, pour nous rendre compte de la situation qui était faite aux réfugiés en Tunisie. -Avez-vous émis des propositions ? Nous avons émis beaucoup de propositions, mais nous sommes dans une période de grande surdité du côté des autorités nationales comme européennes, l'Europe est aujourd'hui aux abonnés absents. Quand Cécilia Malström (Commissaire européenne aux Affaires intérieures) explique que l'accueil se fait sur une base souveraine et que la solidarité se fait sur la base du volontariat, c'est dire que l'Europe politique ne se porte pas bien. -Qu'en est-il du droit d'asile aujourd'hui en Europe de façon générale et en France en particulier ? Le nombre de demandeurs d'asile, 260 000 en Europe dans l'Europe à 27, en dix ans, a diminué de près de 200 000 (il était alors de 460 000), et à ce que je sache, l'intensité des conflits n'a pas diminué dans le monde, sinon je serai de ceux qui se réjouiraient, moi je travaille à la disparition de notre propre organisation. La réalité est qu'il est de plus en plus difficile de venir demander l'asile en Europe. La France résiste malgré toutes les difficultés peut-être mieux que d'autres dans sa tradition d'accueil, parce qu'il y a un tissu constitué de longue date, mais le danger est là, l'intolérance monte. Je pourrai vous montrer les mails que je reçois à chacune de mes interventions, c'est d'une violence extrême. Le racisme et la haine de l'autre se réinstallent dans notre société. La situation est difficile, j'espère qu'elle n'est que conjoncturelle. -Vous êtes pessimiste … Je suis inquiet, très inquiet par la montée des forces d'extrême droite dans toute l'Europe et des populismes qui leur emboîtent le pas et qui, au lieu de les combattre, les alimentent. Il y a beaucoup d'instrumentalisation, beaucoup de bruit autour des questions qui touchent de manière générale l'immigration. Dès qu'on parle d'immigration de façon officielle, on est sûr de faire un buzz. -La décision du gouvernement français de diminuer de 20 000 le nombre d'immigrés de travail ne remet-elle pas en cause ce qui était jusqu'ici un des fondements de sa politique d'immigration ? L'immigration de travail en 2003 représentait 6500 personnes, en 2010 c'est 30 000, c'est l'effet de l'immigration choisie voulue par Nicolas Sarkozy. S'agit-il de diminuer l'immigration de travail pour réserver les métiers sous tension à ceux qui se trouvent sur le sol national, cela suppose quelques négociations avec les branches patronales, syndicales pour la revalorisation de métiers qui sont extrêmement difficiles, dévalorisés, à horaires variés, à salaires très bas… Par ailleurs, l'augmentation de l'immigration légale en 2010 - + 10% - est due principalement à la hausse de l'accueil des étudiants étrangers. Là aussi, il faut savoir ce que l'on veut, le gouvernement nous explique qu'il veut multiplier par trois le nombre d'étudiants étrangers sur notre territoire de façon à faire de nos universités et de nos écoles des pôles d'attractivité mondiaux. De cette manière, on veut diminuer l'immigration familiale, la France a déjà une des législations les plus dures en Europe en matière de regroupement familial, de conditions pour les conjoints de Français. Il y a, selon les modes de calcul, entre 2,7 et 4 millions de chômeurs en France, laisser croire que 20 000 migrants légaux de moins régleraient quelque chose au problème, c'est tout simplement de la tartufferie.