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Motivations ambiguës et conséquences incertaines
L'intervention militaire en Libye
Publié dans El Watan le 05 - 05 - 2011

Périodiquement, un mouvement tectonique fait trembler la terre une fois tous les dix ans au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (la décolonisation, la crise de Suez, la guerre des Six jours, la chute du shah, la guerre du Golfe 1990-1991, le 11 septembre et ses implications — la guerre en Afghanistan et en rak, etc.)
Chaque événement et ses répliques immédiates bouleversent l'ordre existant, redéfinissent l'environnement, et conduisent à des ajustements significatifs dans la manière dont les Etats-Unis et d'autres acteurs conçoivent et se comportent les uns envers les autres. Sans minimiser l'importance de ces événements, la vague de contestation qui secoue la région est historique : «L'un des développements les plus marquants de notre temps». Il n'est pas exagéré de dire que «ces changements sont parmi les plus importants que la rive sud de la Méditerranée a connus depuis la Seconde Guerre mondiale». En outre, ils auront nécessairement «des implications profondes sur l'avenir des relations entre les pays arabes et l'Union européenne»(1). Une bonne compréhension des problèmes de la région et leurs solutions potentielles font souvent défaut chez les officiels, même dans les pays dont leur histoire a été directement liée au monde arabe.
Plus exactement, les experts de la région sont marginalisés parmi les centres de décision. Trop souvent, la première question porte sur ce qui devrait être fait plutôt que de la nature du problème, comme c'est le cas en Libye.
L'évolution de ces relations doivent être appréhendées en fonction de ce que Z. Brzezinski appelle le «Global Political Awakening». Cela signifie tout simplement que «pour la première fois dans l'histoire, la quasi-totalité de l'humanité est politiquement active, politiquement consciente et politiquement interactive. L'activisme mondial génère une forte poussée de quête du respect des cultures et des opportunités économiques dans un monde marqué par le souvenir de la domination coloniale ou impériale».(2) En outre, les travaux de Jack Snyder montrent la façon dont la démocratisation produit le nationalisme.
Les flux et l'incertitude institutionnels, caractérisant les périodes de transition, ont tendance à générer des niveaux élevés de nationalisme et appels nationalistes par les nouvelles élites politiques. Il note qu'«un large éventail de soutiens institutionnels civiques, de coalition et idéologique est nécessaire pour écarter de manière fiable les résultats nationalistes agressifs».(3) Cela implique de l'extrême prudence dans le cas d'une implication d'un acteur extérieur. En tant que tel, l'attitude des pays occidentaux à ces événements n'est guère à la hauteur de ce moment historique, pourtant tant attendu. Bref, deux hypothèses se présentent désormais : ce serait l'occasion, d'une part, de tester cette incompatibilité supposée entre le monde arabe et la démocratie et, d'autre part, de sonder les réelles intentions des discours américains et européens sur la démocratie.(4) L'«ordre étant préférable au désordre», R. Kaplan appelle à une approche réaliste qui «devrait se concentrer sur la nécessité d'une réforme politique et sociale, non pas sur un changement de régime» pour faire face aux événements de la région.(5) La première des choses est de cesser avec une pratique de deux poids, deux mesures. Les analystes évoquent un changement de la politique de l'UE et des Etats-Unis envers la région, à la lumière de ces événements.
Ce point de vue qui n'est pas partagé, disant tout simplement qu'il y a un critère qui ne trompe pas en fonction duquel la politique américaine et même celle de l'UE peuvent être jugées objectivement : le conflit israélo-palestinien. Sans qu'il y ait de changement à l'égard de cette question, il n'est guère sérieux de prétendre que la politique américaine dans la région a changé. Dans le cas de la Libye, la question, désormais, n'est pas de savoir s'il faut ou non intervenir, mais plutôt que peut-on et doit-on faire ? En outre, l'histoire a montré que non seulement les interventions ne sont pas toujours couronnées de succès(6), mais qu'elles ne sont jamais désintéressées ou altruistes.
«Pour près de 400 ans, les Européens ont considéré la place de l'Afrique dans les affaires mondiales comme une «magnifique gâteau» de ressources naturelles — depuis les fleurs et plumes d'autruche au pétrole, diamants et l'uranium — et un espace géophysique et humain extrêmement complexe, sur lequel il est possible de jouer aux échecs géopolitiques et d'essayer un large éventail d'idées farfelues. Ainsi, les théories occidentales contemporaines de «développement», de «transition démocratique» et de «consolidation de la paix» ont leurs antécédents historiques dans le «fardeau de l'homme blanc» et de «la mission civilisatrice». La traite négrière, la destruction des empires autochtones, la sujétion des peuples étrangers et l'annexion formelle de territoires — important dans la concurrence intra-européenne mercantiliste — étaient justifiées par des faits scientifiques en ce qui concerne le retard des personnes de couleur et les préjugés religieux en ce qui concerne la suprématie chrétienne.
Sans doute, l'élite africaine a joué un rôle dans cette triste histoire de la conquête impérialiste, comme les Européens exploitaient les différences historiques, la concurrence et les préjugés. Mais le raisonnement politico-économique qui sous-tend ces actions reflète les besoins et les intérêts des Européens — pas des Africains».(7) C'est ainsi qu'au jour d'aujourd'hui, le rôle positif de la colonisation est reconnu, alors que dès 1833 une commission parlementaire française a rapporté que «nous avons dépassé en barbarie les barbares qui sommes nous venus pour civiliser».(8) Dans cette perspective de raisonnement, les missiles Tomawaks lancés sur la Libye sont perçus pour faire entrer «l'homme africain dans l'histoire». Dit simplement, comme le notent deux anciens Secrétaires d'Etat, le choix entre «idéalisme» et «réalisme» est faux en matière élaboration d'une politique étrangère.(9) C'est incontestable que le régime libyen a fait une erreur stratégique monumentale, l'usage de la force armée contre les manifestants en l'occurrence, qui a eu un impact sur la décision des Américains de changer leur avis, et participer, enfin, à la campagne militaire.
Toutefois, «quiconque cherche principe et logique de l'attaque sur le régime tyrannique de Muammar El Gueddafi sera déçu».(10) Au Yémen, l'Administration Obama avait maintenu son soutien au président Ali Abdullah Saleh en privé, et s'est abstenue de le critiquer directement en public, alors même que ses partisans ont tiré sur des manifestants pacifiques, parce qu'il était considéré comme un allié crucial dans la lutte contre la branche d'Al Qaîda au Yémen. Cette position a alimenté les critiques des Etats-Unis dans certains milieux jugeant hypocrite de se précipiter pour évincer un autocrate répressif en Libye, mais pas parmi des alliés stratégiques comme le Yémen et Bahreïn.(11) Le ministre britannique des Affaires étrangères, ainsi que le conseiller à la Sécurité nationale du président Obama ont fait valoir qu'il y a une différence entre ces deux pays.(12) Ce qu'ils considèrent comme une différence, c'est le fait que la Ligue arabe a sollicité cette intervention.(13) «Hillary Clinton a dit que ce qui l'a fait réellement changer d'avis pour intervenir en Libye a été la déclaration de la Ligue arabe appelant à l'action. Mais les membres de cet organe, un peu discrédité, sont pour la plupart des autocraties qui n'aiment pas El Gueddafi, mais dont les méthodes de gouvernement ne sont pas moins répressives».(14)
Toutefois, il y a une vérité dans cette distinction, mais pas au sens où ils l'entendaient — au moins sur un point central. Aussi cruel soit-il, la raison centrale est qu'El Gueddafi n'est pas «our bastard» des Américains.
Cela signifie, comme le suggère Ruth King, que «la stratégie des Etats-Unis devrait être de chercher un changement de régime parmi nos ennemis, tout en encourageant nos amis de la région à réformer leurs institutions nationales sur des voies plus libérales».(15) En effet, il faut comprendre que dans le dictionnaire géopolitique et sécuritaire des Etats-Unis, la signification de radical ne se limite pas aux groupes fondamentalistes. Leur croyance n'est même pas le critère central, mais plutôt leur attitude envers les intérêts et objectifs de politique étrangère des Etats-Unis. Simon Jenkins souligne la contradiction et l'ambiguïté de la position occidentale, en notant que la résolution 1973 interdit la vente d'armes à la Libye, mais pas quand il s'agit d'armer les amis à l'est de la Libye (les rebelles), car cela permet de protéger les civils — sans se soucier des civils dans les régions de l'ouest sous le contrôle d'El Gueddafi.(16)
L'opposition systématique d'El Gueddafi aux politiques occidentales pourrait expliquer pourquoi d'autres régimes de la région ont toujours bénéficié de la bénédiction de Washington, mais pas la République islamique d'Iran. Deux pays riches en pétrole avec deux régimes incontrôlables et causant des difficultés pour les pays occidentaux — en fait, non seulement l'Iran est plus riche en pétrole que la Libye, mais aussi El Gueddafi est beaucoup plus acceptable que les ayatollahs du point de vue occidental. «Il se pourrait qu'ils soient des bâtards, mais sont nos bâtards», disait Franklin Delano Roosevelt à propos des dictatures de l'Amérique centrale.(17) Les deux régimes ne peuvent être considérés comme «our batards». Alors, pourquoi une telle intervention n'a pas eu lieu en Iran, qui a connu une répression sanglante ? La raison est que la Libye est une proie facile — au moins, ce que l'on croyait. Abdenour Benantar fait valoir que la coalition est intervenue en Libye tout en étant certaine que leurs avions ou territoire sont à l'abri des missiles libyens.
En effet, en vertu de l'accord qui a été signé entre Washington et Tripoli en 2003, la Libye a non seulement renoncé à son programme nucléaire, mais a aussi détruit tous ses missiles dont la portée dépasse 350 km. En d'autres termes, l'histoire se répète encore une fois de plus, car les Américains ont envahi l'Irak, alors qu'ils savaient que celui-ci ne disposait pas d'armes nucléaires. En somme, la question du pétrole, isolé, une proie facile sont autant de facteurs qui ont balancé la décision finale. A cela s'ajoute un fait important intrinsèquement lié à l'évolution du système politique américain — l'intervention en Libye a seulement confirmé la transformation des Etats-Unis en un empire — comme le montre l'absence d'une déclaration de guerre.
C'est dans ce cadre qu'il devient plus clair de comprendre les accusations systématiques de l'Algérie quant à son rôle dans le soutien d'El Gueddafi. D'une part, tout laisse penser que la question des mercenaires relève davantage d'une stratégie de communication qu'une réalité. Ces mercenaires ressemblent à la femme de l'inspecteur Colombo, il en parle toujours mais on ne la voit jamais. Aucune preuve n'a été apportée sur le rôle de l'Algérie, ni de l'existence de ces mercenaires. Cela signifie que le Conseil de résistance manque gravement d'expérience politique ou, tout simplement, celui-ci est devenu un instrument des grandes puissances engagées en Libye et le porte-parole de l'Alliance.
D'ailleurs, au-delà de la question du bien-fondé de la position algérienne dans la crise libyenne, la résolution 1973 a envoyé un signal à Alger, en notant que le Conseil de sécurité se dit «préoccupé par le sort tragique des réfugiés et des travailleurs étrangers forcés de fuir la violence» en Libye «se félicitant que les Etats voisins, en particulier la Tunisie et l'Egypte, aient répondu aux besoins de ces réfugiés et travailleurs étrangers» — ne pas mentionner l'Algérie, alors des refugiés transitaient par son territoire n'est pas anodin. Malheureusement, cela ne constitue, en aucun cas, une stratégie de paix. Cela dit, au lieu de courir derrière des gains tactiques qui pourraient avoir des effets pervers, c'est plus compréhensif si la pression était de pousser le régime algérien vers plus d'ouverture et de réformes.
Au lieu de cela, la France et les Etats-Unis se félicitent des promesses de réformes partielles du discours du président Bouteflika, alors que, d'une part, il a été largement considéré insuffisant par l'opposition et, d'autre part, les réformes partielles, dans le long terme, peuvent retarder, plutôt que de stimuler une véritable démocratisation.(18) Le même constat peut être fait sur le Maroc. Les Etats-Unis vont jusqu'à soutenir le plan d'autonomie du Maroc sur la Sahara occidental. Une fois de plus, c'est la position par rapport aux objectifs de politique étrangère de la coalition qui prime que la démocratie. Cela n'exonère nullement le régime algérien de ses responsabilités. William Shakespeare disait qu'«il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark». Il en est de même pour le régime algérien et les autres pays de la région qui, aujourd'hui, sont confrontés au phénomène de «King's Dilemma».(19) Le choix n'est pas entre le statu quo et des réformes profondes, mais plutôt entre chaos et réformes. Mais le discours officiel n'est guère rassurant. Cela nuit gravement à la diplomatie algérienne. La conséquence est que les actions de l'Etat et de la société civile, le plus souvent, se neutralisent au lieu de faire converger leurs efforts.
Un communiqué du ministère des Affaires étrangères algériennes dénonce «cet acharnement irresponsable à vouloir impliquer à tout prix les autorités algériennes [qui] nous interpelle sur les desseins et les motivations de ceux qui sont derrière cette conspiration contre un pays dont le tort est de refuser de s'immiscer dans les affaires intérieures libyennes, de déplorer l'usage disproportionné de la force et de mettre en garde contre les dangers mortifères de l'infiltration de troupes terroristes sur le territoire libyen». En effet, la non-ingérence fait partie des vieux principes de la diplomatie algérienne. De même, il n'y a pas que l'Algérie qui a dénoncé l'usage de la force. Enfin, les inquiétudes liées au terrorisme d'Alger sont légitimes. En effet, trois facteurs contribuent à la ramification des organisations terroristes islamistes et l'intrusion d'Al Qaîda : idéologique (la présence du salafisme djihadiste), institutionnel (la fragilité de l'Etat) et organisationnel (en pariant sur les activités des organisations existantes).
Des ingrédients présents dans la région que la crise libyenne pourrait aggraver. Outre que les responsables américains ne cessent pas de mettre en garde que les réseaux de recrutement et de soutien continuent d'opérer en Afrique, facilitant ainsi les activités des combattants étrangers en Irak, en Afghanistan, au Pakistan — l'affaire de Sinjar a montré que l'organisation terroriste libyenne était la mieux intégrée parmi les organisations terroristes maghrébines dans l'organisation d'Al Qaîda.(20)
En outre, il existe des preuves récentes que les stratèges d'Al Qaîda ciblent délibérément les Etats pauvres et faibles. Le Combating Terrorism Center of the US. Military Academy at West Point considère que «The Management of Savagery : The Most Critical Stage through Which the Umma Will Pass» est l'un des textes stratégiques des djihadistes à étudier avec soin. Dans ce document, Abou Bakr Naji décrit les étapes successives de la création d'un califat islamique. En tant qu'étape-clé, «la gestion de la sauvagerie» vise à mettre de l'ordre, la sécurité, et la loi de la charîa islamique dans des Etats autrefois chaotiques, comme en Afghanistan pré-talibans, de sorte qu'ils puissent former la base d'un califat éventuel. Selon lui, «parmi les rebondissements heureux […] est que la plupart des pays prioritaires sont dans des régions éloignées, ce qui rend difficile à tous les pouvoirs de l'Etat de contrôler l'échelle de la région au cœur du monde islamique». «Les Etats, initialement désignés pour être inclus dans le groupe des régions prioritaires, sont les régions des Etats suivants : la Jordanie, les pays du Maghreb, le Nigeria, le Pakistan et les pays de la Haramayn et le Yémen».
Les «liens communs entre les Etats des régions dans lesquels la sauvagerie peut naître», comprennent «la faiblesse du régime au pouvoir et la faiblesse de la centralisation de son pouvoir dans les périphéries des frontières de son Etat et, parfois, dans les régions intérieures, en particulier ceux qui sont surpeuplés» et «la présence de djihadistes, l'expansion islamique se propageant dans ces régions». Nous avons commencé l'article en notant que la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord sont bouleversées par un séisme tectonique chaque dix ans en moyenne ; le souci est qu'une intervention est menée dans cette région tous les dix ans également. Déjà, en 1999, «les responsables américains soulignent que 80% des contingences militaires impliquant les Etats-Unis depuis la disparition de l'Union soviétique (décembre 1991) ont eu lieu dans la zone de responsabilité de la Sixième flotte»(21), c'est-à-dire la Méditerranée.
La région connaît une intervention occidentale d'une grande envergure presque tous les dix ans (Liban au début des années 1980 ; Irak 1990-91 ; Afghanistan/Irak 2001-2003 ; Libye 2011). Le contexte et les motifs de chaque intervention sont différents, mais c'est fou que les zones d'intervention ne changent pas — sont presque les mêmes. La stratégie de la coalition en Libye, la manipulation des Nations unies, l'instrumentalisation d'une Ligue arabe en perte de légitimité, le recours au soutien d'Etats autoritaires, les deux poids, deux mesures, etc. ; tout cela laisse à penser que les Etats-Unis et les grandes puissances européennes n'envisagent pas de changer leur politique suite au «printemps arabe». Au lieu de courir derrière des gains tactiques, «une véritable grande stratégie» est «soucieuse de la paix (peut-être même plus) autant que de la guerre […] au sujet de l'évolution ou l'intégration des politiques, qui doivent fonctionner pendant des décennies, voire des siècles», fait valoir Paul Kennedy.

T. H. : Attaché à FARE (Frontières, acteurs et représentations de l'Europe) de l'université de Strasbourg et consultant/expert correspondant à la FMS et membre du cercle prospectif de la Méditerranée (FMES)


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