A la fin des années quatre-vingt, un débat très intéressant entre les économistes algériens fut amorcé. Il est sain et normal qu'il y ait des divergences fondamentales de doctrines économiques entre nos scientifiques. Mais durant ces premières années, les désaccords étaient énormes.Lorsque la profession des économistes met en avant des désaccords substantiels cela profite surtout aux politiciens professionnels. Ils peuvent alors choisir n'importe quel système et se prévaloir des idées de quelques éminents économistes. Mais lorsque la vaste majorité de ces derniers est d'accord sur des orientations générales, sur la direction à prendre et les décideurs politiques font tout autre chose ; la situation est alors très anormale. C'est ce qui se passe actuellement : la plupart des économistes algériens sont d'accord sur les grandes réformes à mener et comment. Mais les choix des pouvoirs publics sont diamétralement opposés. Ceci dit, les dissensions marginales existent. Quelques rares irréductibles campent toujours sur des positions extrêmes. Mais la plupart des professionnels ont des positions très proches : construire une économie sociale de marché. Nous allons développer quelque peu les éléments du consensus. Et faire ressortir l'écart qu'il y a entre les préconisations d'experts et les choix des décideurs publics. Dissensions et débats Lorsque les réformes économiques furent annoncées en 1988, l'Algérie avait peu d'expérience dans la transition ou la gestion d'une économie de marché. Même au milieu des années quatre-vingt-dix, on était peu armés pour affronter le défi d'une transformation radicale de toutes nos institutions. Les expériences des pays de l'Est n'avaient pas encore livré leurs verdicts. Il est normal que chacun y aille de ses intuitions. Les divergences entre économistes algériens étaient énormes. Il y avait ceux qui, d'un côté, préconisaient «l'économie de marché publique» ; sorte de capitalisme d'Etat où les pouvoirs publics devaient laisser l'autonomie de gestion au secteur public, le renforcer et en faire un fer de lance de la transition et de l'émergence d'une économie hors hydrocarbures. Ces économistes avaient commencé par rejeter le rééchelonnement alors qu'il était inévitable et on ne l'entreprit que lorsque nous n'avions aucune marge de manœuvre. Le secteur privé devait surtout se contenter des petites affaires, souvent familiales, et de la sous-traitance. Ils étaient farouchement opposés à la privatisation. Nous avions un autre groupe d'économistes, adeptes du tout marché, qui voulaient évincer l'Etat de la vaste majorité des secteurs (sauf l'énergie), privatiser rapidement, laisser le marché libre arbitrer l'ensemble des décisions économiques et l'Etat devait se contenter de gérer ses missions régaliennes de justice, armée, police, etc. Ce débat se déroulait dans un contexte sécuritaire des plus complexes ; et l'économie passait au second plan des préoccupations des dirigeants. C'était également l'aire des faux débats tels que : faut-il faire du gradualisme ou le traitement de choc ? Plus tard nous apprendrons que c'est une controverse stérile. La Chine et l'Ukraine ont pratiqué le gradualisme, la première a réussi et la seconde a lamentablement échoué. La Pologne et la Russie avaient adopté le traitement de choc au début de la conduite des réformes, mais la première faisait une excellente transition et la seconde dérapait dangereusement (par la suite, les correctifs de Poutine avaient amélioré la situation). Mais en Algérie, les débats sur la privatisation et le traitement de choc faisaient rage. Les racines de la polémique sont liées à l'interprétation de l'expérience des «industries industrialisantes» des années soixante-dix. Les adeptes du tout Etat considéraient l'expérience comme un début de réussite et l'abandon de ce modèle de développement serait la cause de tous nos problèmes actuels. La réduction du chômage et la croissance moyenne annuelle de 7% sont brandies comme des preuves intangibles du succès. Les adeptes du tout marché font remarquer que le taux d'utilisation des capacités n'a jamais dépassé les 50%, que l'endettement international est passé de 0,5 milliard de dollars en 1970 à 17,5 milliards en 1979. Par ailleurs, la croissance était purement extensive et destructrice de ressources. On investissait 45% du PIB (un record mondial) pour avoir une croissance de 7%, alors que les pays asiatiques dépassaient ce taux avec un 15% seulement de leur PIB investi. Ce qui signifie en termes plus simples : gaspillages, mauvaise gestion des ressources, excès de centralisation et de bureaucratisation. En réalité, aucun pays ne s'est développé avec un schéma pareil ; nous aurions été une exception planétaire si nous l'avions réalisé. Mais ce mythe économique algérien est si ancré dans nos modes de pensée qu'il est inutile d'essayer de convaincre les anciens adeptes de son inefficacité. Dans un premier temps, les pouvoirs publics ont tranché pour appuyer les adeptes du développement par le secteur public. Les quelques ressources dégagées par le rééchelonnement furent canalisées pour assainir le secteur public et en faire un fer de lance du développement national. Ce énième effort de raviver des entreprises fortement déstructurées et qui de surcroît ont internalisé une culture d'inefficacité, ne pouvait que déboucher sur des impasses. L'économie continuait à stagner et même après avoir été libérée des conditions du FMI, le taux de chômage se situait aux environs de 27% et la stagnation se confirmait. Il faut préciser que beaucoup d'entreprises ont été liquidées non par choix délibéré mais par le fait de la contrainte budgétaire. Le Nouveau Consensus Avec l'embellie pétrolière, après l'an 2000, et le début d'une série de plans de relance, l'Etat avait amorcé un grand virage à droite et trancha en quelque sorte en faveur d'une économie de marché fortement privée. Le processus d'ouverture fut accentué, des lois en faveur de l'investissement international étaient très permissives, on voulait même privatiser des banques publiques. Bien sûr, le virage à droite n'a pas eu le temps de se matérialiser sur le terrain que deux événements majeurs eurent lieu : la crise des subprimes et le dérapage des IDE en Algérie. La crise mondiale a été interprétée partout dans le monde comme le résultat des politiques publiques inappropriées : trop de dérégulations économiques du secteur financier. En Algérie, elle a été considérée comme la conséquence d'un comportement enfantin du secteur privé. Un grand virage à gauche fut entrepris. Ceci fut accompli au moment où la vaste majorité des économistes algériens sont arrivés à un consensus qui stipule à peu près ceci : 1. L'Etat doit posséder des entreprises stratégiques (Sonatrach, Sonelgaz, SNTF, Air Algérie, etc.) ; 2. La mission principale des pouvoirs publics est de réguler les différents secteurs d'activité ; 3. Nous avons besoin d'une stratégie de développement, d'une vision à long terme qui permet aux entreprises de planifier ; 4. L'Etat disposerait d'une majorité écrasante dans les secteurs de la formation et de la santé qui devraient s'ouvrir mais en garantissant l'accès aux plus démunis ; 5. Le secteur privé doit être dominant dans la sphère marchande comme il l'est en économie de marché normale. Il doit être au centre des préoccupations des politiques économiques. Les secteurs comme l'agroalimentaire, le bâtiment, l'hôtellerie, le tourisme, etc., relèvent des activités privées ; 6. Les transferts sociaux doivent être importants et ne laisser aucun citoyen dans le besoin. L'économie de marché en Algérie doit avoir une connotation sociale. Elle se rapprocherait plus des économies scandinaves que celle des USA (avec son particularisme) ; 7. Nous devons débureaucratiser le pays, qualifier les ressources humaines en priorité, créer plus d'entreprises et aider celles qui réussissent pour endiguer le chômage. Il faut ériger au moins 500 000 nouvelles entreprises, en plus de financer celles qui réussissent. Il est impératif de bâtir rapidement une économie hors hydrocarbure ; 8. Mettre en place une institution de concertation permanente entre toutes les parties prenantes (syndicats, patronat, ONG, experts, institutions publiques et même simples citoyens etc.) afin d'harmoniser les décisions et les points de vue. Notre parcours ainsi que les expériences des ex-pays de l'Est ont grandement contribué à arriver à un tel consensus. Nous avons tous besoin d'une économie de marché efficace, mais qui distribue mieux les richesses et récompense l'effort et le mérite, tout en étant généreuse pour les plus démunis. Nous avons la possibilité de le faire, d'autant plus que plus de 66% des recettes du budget provenaient des taxes sur les hydrocarbures. Alors que les experts sont finalement arrivés à un consensus raisonnable, les pouvoirs publics ont choisi une démarche qui cadre très peu avec leurs recommandations. Les décideurs ont choisi encore de faire de l'assainissement financier, de relancer l'économie par les entreprises publiques (on exclut le privé de certains fonds d'investissement), on continue à ignorer le processus de concertation et le reste. Le consensus dégagé est le fruit des études, des expériences mondiales et de nos propres tentatives. Il est précieux. Il faut l'approfondir, le détailler, l'enrichir et l'expliquer pour mieux l'appliquer. Rien ne sert d'aller à contre-sens de ce qui fonctionne. Nous avons une chance d'être d'accord sur tout un ensemble de programmes à mettre en œuvre. Faisons-le rapidement. Sinon l'économie hors hydrocarbure dont on parle depuis quarante ans demeurera une chimère.