Lors de ces trois dernières années nous avons assisté à un dramatique changement de priorités et de politiques économiques. On a voulu en finir avec l'ouverture zélée et immodérée ! Le patriotisme économique redevient du goût de l'heure. Sans l'avouer explicitement, la nouvelle doctrine consacre la relance par le secteur public qui doit jouer dorénavant le rôle de catalyseur ; exit le secteur privé qui doit simplement se contenter de la sous-traitance.Qu'est-ce qui explique ce revirement abrupt des priorités et des modalités d'action ? A notre avis, deux développements essentiels expliqueraient ce revirement : la crise mondiale et les quelques ratés exceptionnels du secteur privé en Algérie. Ce ne sont pas les faits qui sont en question mais, bien plus, leur interprétation qui pose problème. Nous allons présenter les développements qui ont induit ces altérations, leur interprétation et les «leçons» qui ont été tirées par nos stratèges. Nous verrons que les analyses de nos experts divergent fortement avec toutes les explications de la vaste majorité des observateurs et sont en contradiction avec le bon sens et les mécanismes économiques les plus élémentaires. Faits réels Nous venons de vivre la crise économique la plus grave qu'a connue l'humanité depuis celle de 1929. Nous avons perdu au moins 2% du PIB mondial sur la période, ce qui est considérable. Le cortège de souffrances, misères et désespoir qui accompagne une telle crise d'une telle ampleur est tout simplement difficile à imaginer. Le monde a tremblé ; l'Algérie y compris, même avec la fausse assurance affichée qui consistait à dire que nous n'étions pas concernés. Mais cette crise avait laissé des empreintes indélébiles, aussi bien dans les rues de toutes les villes mondiales, que dans les mentalités. Certains pays ont vu leurs erreurs de politiques économiques exposées au grand jour. La Grèce, l'Irlande (et bientôt le Portugal) sont dans cette situation. Ils sont loin d'avoir absorbé les impacts négatifs de la crise. Leurs populations subiront pendant longtemps les conséquences des décisions malencontreuses de leurs dirigeants. Nous ne pouvons pas aborder dans ce contexte les détails techniques de la conduite des politiques macroéconomiques. Mais l'élément déclencheur de la crise fut le comportement des multitudes de banques américaines privées (surtout les plus petites) qui avaient popularisé le crédit jusqu'à l'octroyer aux personnes les plus insolvables, parfois sans aucune ressource (crédits ninjas). Par la suite, ces crédits furent transformés en titres et vendus à toutes sortes d'institutions dans le monde (grandes banques, sociétés d'assurances, fonds d'investissement). Les défauts de paiement, dû à la chute du marché de l'immobilier, avaient failli engloutir le système bancaire et mettre en péril l'économie réelle. Heureusement que nous avions appris la leçon keynésienne ; et dans ce cas la thérapie marche, mais il y a tout de même un prix à payer. A peine la crise déclenchée, on ressent, en Algérie, un début de remise en cause des fondements de l'économie de marché : son secteur privé. Après tout, ce sont des banques privées qui étaient à l'origine du drame. Avant et pendant la crise mondiale, l'Algérie connaîtra une série de faillites de grosses affaires privées (Khalifa, Tonic). Les analystes n'ont pas suffisamment d'informations sur les causes profondes de ces de faillites qu'a subies le secteur privé en Algérie. Il y a trop de considérations sociologiques, politiques et juridiques dans ces cas pour les considérer uniquement sous l'angle économique. Ces développements ont été interprétés par nos stratèges économiques en leur attribuant une connotation purement économique. Analyses Erronées La crise mondiale a été interprétée en Algérie comme une faillite du secteur privé en économie de marché. Après tout, elle en fut l'élément déclencheur. C'est le comportement du secteur financier qui avait provoqué la seconde crise la plus grave de l'humanité. D'ailleurs, même durant la crise de 1929, ce sont les spéculations sauvages, de surcroît, financées par des crédits bancaires qui étaient à l'origine des premiers dérapages. Dans les deux cas, ce sont les comportements d'agents économiques privés qui étaient coupables. Ce fut le premier déclic qui permettait, dans notre pays, la remise en question d'un système d'économie de marché, dont le dynamisme devait être tiré par le secteur privé. Permettons-nous une première comparaison. Partout dans le monde, 90% du blâme sont allés vers l'Etat. C'est le pouvoir fédéral américain qui, en dérégulant fortement durant les années quatre-vingt et en prenant une série de décisions trop hâtives (taux d'intérêt très bas au début des années 2000), qui allait provoquer le désastre. Allan Greenspan, premier responsable monétaire de l'époque, avait admis plus tard ses erreurs. Partout dans le monde, on attribuait la paternité de la crise à l'Etat mais pas en Algérie. Les vieux démons se sont réveillés. Les mythes économiques d'un Etat hyper bureaucratisé et hyper centralisé, mais capable d'induire le développement économique, se sont brutalement réveillés. Même, les Etats qui étaient les plus touchés (chute du PIB de l'Ukraine de plus de 15%) n'avaient pas remis en cause les processus de privatisation ou de développement du secteur privé : mais en Algérie, la culture de l'étatisme semble être plus gravée dans les esprits que dans n'importe quel autre pays au monde. La Chine avait continué son processus de privatisation graduelle. Elle a mis un plan pour stabiliser l'économie afin d'alléger le fardeau de la crise. Cependant, elle n'a pas remis en cause sa stratégie de construction d'une économie de marché. Nous avons là une preuve supplémentaire de ce que j'affirmais maintes fois : la culture de l'étatisme et le mythe d'une réussite économique induite majoritairement par des entreprises publiques est présente en Algérie plus que dans tout autre Etat au monde (sauf Cuba et Corée du Nord). La seconde interprétation est du sort de quelques groupes privés qui avaient connu des déboires. Supposons que toutes les faillites du secteur privé étaient de causes économiques, quelle est la proportion de ces entreprises par rapport au total ? Il est normal que 2 ou 3% des entreprises partent en faillite, surtout si l'on en crée plusieurs. Qu'Enronou Lehmann Brother fassent faillite, cela implique en économie de marché le dynamisme de l'économie et non le contraire. Nos experts ont une interprétation très biaisée de la situation. Le secteur privé aurait échoué parce qu'il y avait quelques grosses faillites. Ce serait l'une des plus belles blagues à raconter lors d'un dîner d'économistes. Mais voyons l'autre réalité. En 1988, le secteur privé représentait à peu près 21% du PIB hors hydrocarbures. De nos jours, il représente 80% de la production nationale hors énergie et hors économie informelle. Le pourcentage de crédits reçus oscillait durant la période entre 15 et 45% du total. De surcroît, le secteur public avait reçu en subventions, effacement de dettes, etc. plus de 150 milliards de dollars (certains avancent le chiffre de 180 milliards USD). Voilà un secteur privé qui reçoit 4 fois moins de ressources et qui progresse 5 fois plus rapidement et on le taxe d'avoir échoué : allez y comprendre quelque chose sur le raisonnement économique en Algérie ! C'est pour cela que je dis toujours à mes étudiants : «Il semble qu'il y a une science économique algérienne et une science économique universelle». Même si l'on prenait en considération l'évasion fiscale et tous les maux dont on accuse le secteur privé, on ne peut remettre en cause son dynamisme. Il reste qu'il y a des entreprises inefficaces qui pratiquent l'évasion fiscale, la corruption et des tas de tares qui doivent être corrigées par divers mécanismes. Certaines entreprises privées ne méritent pas d'être aidées. Nous savons que les erreurs qui ont induit la crise des subprimes sont partagées même si les analystes internationaux blâment surtout l'Etat. Le fait que de grandes entreprises privées font faillite est un signe de bonne santé économique et comme quelques hirondelles ne font pas le printemps, les exceptions dans ces domaines ne sont pas la règle. Si on appliquait les mêmes règles au secteur public, 85% des entreprises seraient fermées. Mais si on analysait les ressources utilisées et les outputs dégagés, on ne peut que constater que le secteur privé algérien qui œuvre dans un environnement très hostile n'est pas à blâmer ; au contraire, il a pu tirer son épingle du jeu, considérant les circonstances. On grossit les exceptions et on refuse de voir le tableau en entier. L'analyse subjective et idéologique prend le pas sur l'investigation scientifique. L'impression supplante les données réelles. Et les politiques économiques se basent sur des considérations intuitives. Il est temps que l'on revienne aux principes de fonctionnement normal d'une économie de marché sociale. Il ne doit pas y avoir de règles différentes pour les deux secteurs. Les entreprises stratégiques relèvent de l'Etat. Le secteur privé est dominant en économie de marché. Les secteurs comme l'agroalimentaire, le tourisme, le bâtiment et le reste relèvent des activités privées. Nous avons besoin d'une vision qui clarifie l'horizon des affaires. Il y a beaucoup de principes de bon sens qui régissent le mode de fonctionnement d'une économie de marché sociale. On ne peut pas continuer à diaboliser un secteur puis l'autre et à distribuer des ressources énormes à l'un en excluant l'autre. A force de bricoler, on cultive tout et rien et malgré toutes les richesses dont nous disposons, on cherche encore notre économie.