Depuis des décennies, les experts, les décideurs publics, les entreprises et les citoyens s'accordent à énoncer en chœur que nous avons un besoin urgent d'établir une concordance forte entre l'offre de formation et l'emploi. Nul point ne fait autant consensus que ce dernier. Normalement, lorsqu'il y a unanimité sur un sujet, les choses vont vite et dans la bonne direction : les ressources sont mobilisées, les personnes compétentes sur le thème identifiées et l'ordonnancement des activités se précise. En fait, à part quelques initiatives louables, nous sommes loin de concevoir un plan national exhaustif et cohérent dans ce domaine. Nous avons là un cas concret ou des milliers de personnes et des dizaines d'institutions souvent pleines de bonnes volontés n'arrivent pas à concrétiser un vœu qu'ils appellent de toutes leurs forces. A travers ce cas, il est facile de montrer qu'un Etat s'organise, se gère et se coordonne, à peu près comme une entreprise. Il doit respecter les principes de base d'une organisation efficace : sinon il ne fera qu'accumuler de nombreux souhaits sans avoir les moyens de les atteindre ; combien même il mobiliserait des ressources financières énormes. L'Etat plus que toute autre institution a besoin de management : de penser une stratégie qui galvanise les citoyens, de s'organiser, de qualifier, de motiver ses ressources humaines et d'introduire la culture des audits et des résultats. Mais pour le thème qui nous intéresse, c'est surtout l'aspect organisationnel qui est interpellé. Le chômage des primo demandeurs d'emploi se situerait autour de 23%, selon les données officielles. Il serait largement supérieur, selon les citoyens et les statistiques basées sur les observations d'échantillons très limitées qui se rapportent aux situations dont on a connaissance. Position du problème Durant les années soixante-dix, la planification centralisée, malgré ses énormes déboires, avait le mérite d'initier un début de processus de coordination entre l'offre de formation et les emplois. Plus de 70% des places pédagogiques étaient destinées aux ingénieurs, car la stratégie économique du pays visait l'industrialisation du pays. Le système universitaire était pourvoyeur des ressources humaines nécessitées par le processus de développement. Cependant, les besoins en métiers de base (électriciens, plombiers, maçons etc.) étaient mal identifiés et peu pourvus. Les centres de formation professionnelle n'existaient pas en nombre et en qualité pour subvenir aux besoins des citoyens et de l'économie nationale. Par la suite, lorsque nous avions opté pour le passage à l'économie de marché, très peu de réflexions eurent lieu sur les mécanismes d'adéquation entre l'offre et la demande de formation. Nous avons cru que l'économie disposerait alors de mécanismes d'ajustements automatiques. D'ailleurs, on a présumé que ce mode opératoire existe pour tous les secteurs économiques. Nous avons confondu entre économie de marché et jungle : la première est régulée la seconde s'autorégule. Nous avons à peu près deux grands modèles de régulation entre l'offre et la demande de compétences. Le schéma anglo-saxon qui décentralise totalement les choix de filières et de programmes. Ainsi, les universités –même publiques - choisissent d'ouvrir ou de fermer des filières et de procéder à des extension ou à des réductions d'effectifs des différentes sections en fonction des orientations des étudiants. Ces derniers essayent de choisir et de coordonner entre leurs préférences et les besoins du marché. L'ingénierie pédagogique est également très décentralisée. Certes, les priorités de l'Etat et les grandes tendances du marché influent lourdement sur les choix des dirigeants et des étudiants, mais les décisions viennent des acteurs de la formation. Le second modèle est asiatique. Ces pays ont toujours le même principe culturel : la recherche permanente d'un consensus à travers la concertation. Dans ce schéma, les gestionnaires des instituts de formation, le patronat, les ONG, les syndicats et l'Etat discutent et cherchent à trouver des terrains d'entente, car ils ont connaissance, d'une manière approximative, des besoins futurs de l'économie nationale. On estime que plus de 70% des programmes universitaires au Japon émanent directement ou indirectement du patronat, à travers ses différentes concertations. Les Européens se retrouvent à mi-chemin entre un système de consultations permanentes et un système très décentralisé qui responsabilise directement les acteurs économiques. On remarque que lorsque le système est quelque peu centralisé, le niveau de concertation entre les utilisateurs et les pourvoyeurs est très dense. On essaye d'arriver à un consensus à partir des besoins des uns et des autres. Lorsque la concertation n'est pas directement institutionnalisée, les acteurs de la formation sont directement responsabilisés. Problématique de la coordination Quel que soit le système, il y a donc des mécanismes qui permettent d'adapter continuellement l'offre à la demande. Mais quel que soit le système, pour fonctionner correctement, il faut maîtriser deux aspects essentiels : 1. L'information : bases de données sur les paramètres de décisions ; 2. La reconversion rapide des ressources humaines et des structures. Le premier aspect est lié à l'observatoire de l'emploi ou aux multiples bases de données qui permettent d'apprécier l'évolution des métiers. Les institutions de formation ont des départements de stage et de placements qui, non seulement, orientent les étudiants vers les filières à forte demande, mais fournissent également aux hauts responsables les informations de décision. Le second aspect a trait à la reconversion des formateurs afin d'éviter le rejet du changement. Dire à des sociologues, nous allons réduire l'effectif de ce département parce que nos institutions n'ont pas la culture d'employer nos produits est très risqué. Même si l'on demandait à l'institution de s'adapter le risque de rejet serait important. Mais spécialiser les enseignants disponibles en «sociologie du travail» parce que la demande est forte dans ce créneau, ce qui produirait un meilleur mode d'adaptation. Lorsqu'on organise un Etat, on se pose toujours les questions suivantes : qui coordonne les différentes institutions ? Quels sont les outils et les mécanismes pour réaliser cette mission ? Qui est responsable des résultats ? Dans notre cas, il s'agit de coordonner entre plusieurs ministères et institutions (industrie, enseignement supérieur, formation professionnelle, habitât etc.). Il ne faut surtout pas compter sur une commission, mais plutôt sur une institution dotée de ressources et d'autorités à la hauteur de ses défis. On peut en faire une structure «staff» auprès d'une haute autorité (Premier ministère, Présidence). Mais de préférence, il faut qu'elle soit une sous-structure auprès d'une «institution cerveau» dont on a grandement besoin. Dans les pays en voie de développement, dès qu'une activité dépende de plusieurs ministères, sa gestion se complexifie et devient pratiquement impossible. Il faut alors introduire des mécanismes de coordination. Actuellement, notre pays n'est pas organisé pour régler une question d'une telle ampleur. On peut procéder à des améliorations, ce qui est déjà beaucoup. Il y a déjà quelques tentatives qu'il faut saluer. Le ministère de la Formation et de l'Enseignement professionnels a introduit une commission chargée de se concerter avec les utilisateurs pour essayer de former en fonction de la demande et non plus selon l'offre. C'est un pas vers la bonne direction. Il y a un observatoire des emplois qui devrait se mettre en place. Il faciliterait plus une dynamique qui se rapproche de la demande. Ce dont nous avons besoin Nous avons un vaste pays et l'économie se complexifie davantage. Dans quelques années, il nous faut introduire plus de décentralisation économique et procéder à des plans de développement locaux et régionaux. Nous devons participer à créer les mécanismes de coordination entre offre et demande de formation, dès maintenant. Il nous faut donc décentraliser les programmes, l'ingénierie pédagogique et les choix de filières aux universités et aux centres de formation des métiers manuels. Nous aurons alors de véritables gestionnaires professionnels de la formation qui seront responsabilisés sur la qualité, les coûts et le taux de placement des étudiants. Nous aurons créé alors les structures, les mécanismes et les incitations pour rapprocher l'offre de la demande de formation.